Dans Bag and Bagage, à la galerie de l’école des Beaux-Arts, on a repéré Alain Domagala, qui joue des espaces entre les mots et les choses et des échelles de construction (des utopies), tandis qu’au Bureau de Compétences et Désirs, le Cabanon Vertical s’approprie l’espace public avec une réflexion critique sur les chantiers qui sont en train de modifier la sociologie de la ville… (lire la suite)
Dans Bag and Bagage, à la galerie de l’école des Beaux-Arts, on a repéré Alain Domagala, qui joue des espaces entre les mots et les choses et des échelles de construction (des utopies), tandis qu’au Bureau de Compétences et Désirs, le Cabanon Vertical s’approprie l’espace public avec une réflexion critique sur les chantiers qui sont en train de modifier la sociologie de la ville
« Pour appréhender les choses et les interpréter, on cherche souvent des ressemblances, des analogies. Mon travail s’attache à produire une défaillance, à créer une zone indéterminée entre les objets et le langage, entre l’espace réel et l’espace mental. » Dans une installation, Alain Domagala a posé une silhouette humaine de petite taille face à une roue immobile, construite avec des tréteaux d’atelier. La figure semble être là pour jouer d’une échelle entre le spectateur et ce système circulaire, évoquant le Modulor inventé par Le Corbusier, un système de mesure basé sur les proportions du corps humain. Si le fameux architecte et urbaniste pouvait encore parler de l’échelle humaine comme d’une « mesure harmonique applicable universellement à l’architecture et à la mécanique », Domagala intitule son œuvre Aube, révolution sans l’horizon. Il y est cependant moins question du sempiternel discours sur la fin des idéologies que de creuser un piège à sens, d’un jeu de constructions entre les objets et le langage avec lequel on se les approprie. Ainsi, la « révolution » peut ici renvoyer à la rotation complète d’une roue hydraulique à « aubes », laissant en arrière-plan toute allégorie des lendemains qui chantent plus. Une œuvre qui préfère la littéralité au détournement, pour ensuite confronter toute évidence à la polysémie des formes. C’est l’une des œuvres les plus intéressantes de la décevante exposition collective Bag and Bagage (« avec armes et bagages », qui rassemble, de façon un peu vague, des œuvres légères susceptibles de voyager avec les artistes), un échange organisé par Bernard Plasse avec des artistes canadiens, à la galerie des Beaux-Arts. Les constructions avec des câbles et des rubans de chantier de Jack Jeffrey s’attardent sur les questions du détournement et de l’abstraction sans les renouveler, les structures en toile de tente peinte de Clay Ellis glissent dans des trompe-l’oeil laborieux, et il est difficile pour Bill Burns de déployer les implications politiques de son travail sur l’Equipement de sécurité pour petits animaux, une curieuse entreprise fictionnelle un peu réduite ici à l’anedocte de ses produits dérivés. On préférera les expositions plus expérimentales organisées par le charismatique Bernard Plasse à la galerie du Tableau (tel Alexandre Gérard qui vient de finir ou Mathieu Abonnenc qui y expose actuellement – deux artistes à suivre).
En écho à l’intérêt d’Alain Domagala pour l’architecture et l’hybridation entre espace réel et espace virtuel (qu’il matérialise parfois dans des maquettes), le Cabanon Vertical expose au Bureau de Compétences et Désirs son dernier projet autour des usages de l’espace public. Ce collectif – composé d’un architecte (Olivier Bedu), un scénographe (Christian Geschvindermann), un photographe (Sébastien Normand), un artiste (Rémy Rivoire) et un vidéaste (Eric Bernaud) – dessine une trajectoire oblique entre l’art et l’architecture, cherchant à rendre instables les frontières entre ces deux territoires. Réagissant au contexte urbain où est inséré le lieu d’exposition, à proximité des travaux de la rue de la République (dont on connaît les implications sociales liées à la spéculation immobilière), ils y présentent une structure faite de matériaux de chantier (bardages, planches, ferrailles) où une maquette de la rue est mise en scène avec les allers-retours d’un tramway miniature. Sur un écran, on peut choisir un point de vue parmi les caméras placées à l’intérieur de ce décor vide, façon agence immobilière. Pourtant, quelque chose déroute : impossible de se projeter à l’intérieur de cet espace qu’on regarde à travers des grilles de chantier, tout en écoutant les voix entrecroisées des habitants (des associations de riverains) sortant de gaines rouges qui propagent les débats à l’extérieur de la maquette. Que dissimule ce beau décor de cinéma éclairé au néon ? La mixité sociale de Marseille est-elle (ou serait-elle devenue) une utopie? Le Cabanon Vertical, qui s’était déjà fait remarquer par ses architectures autogérées, s’emploie ici à mettre en pratique le principe d’une appropriation de l’espace public par ses usagers. En décidant d’explorer les espaces collatéraux, en retrait des chantiers de promotion d’un “renouvellement” du centre-ville, ils ont identifié des sites “sensibles”, places et parvis démunis de bancs et de tout aménagement favorisant la rencontre et les échanges (qu’ils projettent et imaginent dans une vidéo interactive). Si dans cette pièce l’on frôle les limites de la “positive attitude” (délaissant la capacité de l’art à subvertir le réel au profit de la pédagogie, au risque de la récupération des projets), la dernière proposition dépasse les constats de façon plus grinçante : un nouveau modèle de mobilier urbain, genre couteau suisse, réuni dans un même monolithe, télé, panier de basket, accueil de sans-abris et système de vidéosurveillance. Ce n’est plus une utopie, c’est arrivé près de chez vous.
Pedro Morais