Dans les vidéos de Peter Bogers, qui scrute les codes de comportement dans l’espace public à travers une caméra intimiste, le voyeur et l’objet du regard échangent leurs positions. Invité à la galerie District par Vidéochroniques, il développe une réflexion autour du regard sur l’autre dans un contexte supposé de « guerre des civilisations »… (lire la suite)
Dans les vidéos de Peter Bogers, qui scrute les codes de comportement dans l’espace public à travers une caméra intimiste, le voyeur et l’objet du regard échangent leurs positions. Invité à la galerie District par Vidéochroniques, il développe une réflexion autour du regard sur l’autre dans un contexte supposé de « guerre des civilisations »
Qui regarde qui ? Sur trois écrans, l’artiste hollandais Peter Bogers a filmé, à leur insu, des personnes dans l’espace public, plaçant le spectateur dans la position du guetteur, conscient du risque d’être découvert. Au fil des rues de Budapest, sa caméra s’est arrêtée aux terrasses de café, dans les jardins publics ou à la gare, isolant un individu dans le cadre de l’image. Si l’espace public est devenu un territoire où chacun surveille les (ses) droits sur l’image, et où les frontières entre l’intimité et l’exposition de soi ont été brouillées par la télé-réalité, Bogers semble attendre le moment précis où chaque personne filmée s’aperçoit de sa position de voyeur (la nôtre). « En principe, ils soupçonnent plus ou moins qu’ils sont filmés. A un moment donné, ils matent ma caméra. Ils ne savent pas si elle tourne ou pas, mais ils savent qu’elle est là. » A ce moment là, Bogers ralentit l’image, jusqu’à donner l’impression d’une inversion des rôles entre le sujet et l’objet du regard. Une tension où le spectateur devient le centre du dispositif : pendant la séquence où ces images se répètent et se multiplient en split-screen, on est saisis par le sentiment soudain que tous ces gens filmés nous regardent simultanément. La juxtaposition des séquences crée l’impression d’une unité de temps et d’espace (contredite par l’indication du time code en bas de l’image), renforcée par le montage où tous les regards convergent pendant une même durée, avant de se détourner aussi vite. Des gestes et mimiques mettent alors en scène le désintérêt, la perplexité, l’ennui, la colère. « Ça ne m’intéresse vraiment pas d’expliquer ce qui se passe à un niveau psychologique ou de quelle manière les gens réagiront. Je déconstruis la réalité et la remonte à ma manière pour réagencer une illusion. » Plus que traquer le « moment décisif », Bogers crée des accords presque musicaux entre une multitude d’individus séparés dans des cellules temporelles. Six parapentistes apparaissent ainsi progressivement sur les écrans, hésitant entre un regard gêné vers la caméra et l’envol, qui survient comme un coup de feu dans un faux élan collectif. S’il observe les modèles sociaux des comportements, il le fait par le biais d’une caméra intimiste, d’une proximité donnée par le gros plan et la stimulation des échanges de regards. « L’œil est un instrument pour interagir », suggère-t-il en écho au titre de l’œuvre, ces Moments Partagés où les personnes filmées répondent au regard du spectateur. Une situation poussée à son paroxysme quand, comme sortie d’un cauchemar paranoïaque une foule d’yeux semble nous scruter, d’abord autonome pour ensuite se soumettre à une chorégraphie burlesque. A l’image de ces yeux isolés, les références au corps, exposé de façon fragmentée (il a débuté par la performance), traversent souvent le travail de Bogers. Dans Linking, deux mains occupent chacune un écran et cherchent à bouger le plus symétriquement possible, se renfermant ou s’ouvrant à l’autre, dans un parallèle un peu simpliste avec la bande-son où l’on entend des textes coraniques en simultané avec leur traduction anglaise. Plus incisive, l’installation The secret place of the most high pose un regard qui ne manque pas d’ambiguïté sur l’actuelle situation politique internationale et la prétendue « guerre des civilisations ». Sur un moniteur télé, Bogers réutilise les images d’une émission diffusée par une chaîne religieuse américaine, montrant la performance redoutable d’un prédicateur, remplacée à intervalles réguliers par des chants coraniques émis par des haut-parleurs installés dans la galerie. Si le contraste est radical, quelques connexions intentionnelles semblent surgir par moments, avec une synchronisation du chant au mouvement des lèvres et à la gestualité de l’évangéliste. Deux stratégies idéologiques renvoyées dos-à-dos ? Entre l’alternance et la juxtaposition, c’est aussi la guerre médiatique qui semble se jouer ici.
Pedro Morais