Stéphane Bérard transforme la mécanique de l’humour noir dans une mise en scène où le « respect » du contrat est dépassé par le réalisme des détails. Un kamikaze non revendiqué, ni tragique, ni comique, exposé à la galerie RLBQ… (lire la suite)
Stéphane Bérard transforme la mécanique de l’humour noir dans une mise en scène où le « respect » du contrat est dépassé par le réalisme des détails. Un kamikaze non revendiqué, ni tragique, ni comique, exposé à la galerie RLBQ.
L’exposition de Stéphane Bérard atteint une maturité indiscernable dans son parcours antérieur, en approchant quelques-uns des grands thèmes qui traversent l’histoire de l’art : le mystère de la Mort, la ritualisation du deuil, le caractère éphémère de la vie, la fragilité de la condition humaine, la transcendance face à la finitude du corps… Pardon ? Stéphane Bérard a la redoutable capacité de laisser la critique d’art à poil, déshabillée de la rhétorique, en la renvoyant à des poncifs un peu mièvres. Jean-Yves Jouannais, qui lui accorde une place de choix dans L’idiotie, parle d’ « œuvre indéfendable », celle qui condamne son commentateur au ridicule, cherchant des cautions de légitimation en enchaînant citations et références. Il s’en dégage néanmoins que le travail de Bérard est absolument dépendant du sérieux du milieu de l’art, dont il a fait son sujet, dans une mise à plat de ses conventions, rituels et systèmes d’autolégitimation. L’exposition à la galerie RLBQ marque un tournant par rapport à la « rétrospective » au FRAC en 2003 : l’éclatement de ses nombreux projets (écriture, performance, cinéma) prend ici la forme d’une mise en scène qui fait dialoguer certains éléments de ces différents langages. Un récit en trois temps, presque linéaire. D’abord le carton qui annonce l’expo, où la conversation entre deux hommes attablés à une table de jardin a vraisemblablement été rompue par la chute de l’un d’eux, qui gît dans une posture équivoque entre le coma éthylique et le décès foudroyant. On visite ensuite la galerie devenue la très particulière agence funéraire Recueil. Avec un lyrisme digne de la littérature des cartes de vœux, une annonce constate l’uniformisation des cercueils, pour nous proposer un service personnalisé, comme « une dernière touche au tableau de sa vie ». Sur une table de notaire, un contrat s’engage à accomplir le (tout) dernier de nos désirs : une mise en bière respectant l’intégrité de notre dernière posture, de façon à ce que « le cercueil s’adapte, vienne comme un écrin sur mesure entourer la dépouille, presque embrasser la personne décédée. » Stéphane Bérard parle d’amour à la place d’humour, dans des pièces où « le plus “grand respect possible” (politique et social) jouxte souvent un territoire hautement stratégique qu’est le ridicule (le vrai pathétique, du mot grec pathos). » La dernière salle, derrière de lourds rideaux rouges, lieu de recueillement dans une atmosphère cérémonieuse et méditative, n’est que l’aboutissement extrême de ce respect à l’égard du trépassé. Au-delà, il s’agit de pousser à bout la mise en scène de ce qui restait auparavant une esquisse dans le travail de Bérard : la vitesse du trait d’esprit, le tragi-comique d’une mauvaise blague, se voit ici débordée par cette application absurde à la rendre concrète dans les moindres détails. L’effet comique est forcément décevant au regard de l’effort déployé à sa transcription littérale dans l’espace — nous rappelant que si Bérard peut avoir trait à l’idiotie, il est aussi redevable de l’art conceptuel. La mise en scène de l’artiste passe souvent par une mise en abîme des mécanismes et des discours sous-jacents aux institutions artistiques : le cérémonial et l’imposition de sérieux du rituel funéraire semblent renvoyer à l’« aura » de respectabilité des musées, lieux de méditation devant l’éternel génie des artistes. « L’aura religieuse est le médium inhérent de l’arrêt sur image, donc autant l’utiliser pour de bon sur une pièce. » Malgré le risque de figer ce que l’idiotie peut avoir d’incontrôlable avec une chute nécessairement prévisible, Stéphane Bérard réussit un attentat d’humour noir dans le récital paisible de la comédie de l’art.
Pedro Morais