Les Rencontres du 9e Art à Aix-en-Provence
Plein comme un 9
Pour la septième année consécutive, les Rencontres du 9e Art prennent leurs quartiers de Printemps à Aix-en-Provence en consacrant plus d’un mois de festivités à la bande dessinée.
Comme tout grand festival qui se respecte, celui-ci est riche en expositions conçues spécialement pour l’événement. La diversité des lieux d’expositions (musées, galeries, Cité du Livre…) comme des auteurs exposés est en elle-même représentative des partis pris de la manifestation : ouvrir toutes sortes de lieux à la bande dessinée et convier tous les styles de BD, voire des formes d’art avec lesquels des cousinages se sont établis : l’illustration, l’art brut et/ou contemporain, le cinéma…
Temps fort du festival, la Cité du Livre accueillera le week-end prochain (du 9 au 11 avril) auteurs, éditeurs et labels indépendants pour des rencontres et les incontournables séances de dédicaces. Des vieux de la vieille toujours talentueux (Max Cabanes, François Boucq, Ptiluc, Jacques Ferrandez, Jean-Christophe Chauzy…) y côtoieront des auteurs plus jeunes aux œuvres volontiers sulfureuses (Ludovic Debeurme, Simon Hureau, Jean-Paul Krassinsky, Olivier Mau), ainsi qu’une pléiade de jeunes femmes aux univers particulièrement forts (Florence Dupré La Tour, Chloé Cruchaudet, Joanna Hellgren, Vanyda, Lucie Durbiano) et de nombreux auteurs n’entrant dans aucune case.
Au final, singularité, étonnement et réjouissance devraient être de la partie.
BH
Les Rencontres du 9e Art : jusqu’au 25/04 à Aix-en-Provence. Rens. www.bd-aix.com
CUBDE
Sous ce sobriquet à deux sous, un concept intéressant : chaque artiste se voit conférer un espace d’exposition cubique de 4×4 mètres (et deux mètres de haut). De loin, le revêtement des cubes fait figure d’ornementation, mais dans les faits, il dialogue souvent avec ce qui se trouve à l’intérieur.
Joanna Hellgren
Sur le cube, une fête de village autour d’un kiosque, les enfants en dessous, les ivrognes à côté, les couples et les musiciens dessus, et derrière, au fond du bois, un homme, lorgnant son grand couteau, seul. Forte d’un univers faussement naïf, l’œuvre d’Hellgren présentée à l’intérieur — Frances — révèle une profonde mélancolie. Soit l’histoire d’une jeune fille trimballée dans une famille à la bêtise ordinaire, suite au suicide de son père — seul personnage sympathique rencontré dans ce cube à l’atmosphère troublante.
Lolmède
Qui n’a pas vu Paris récemment devrait illico faire un tour dans l’installation du satiriste. Du métro à la rue Saint-Denis rebaptisée rue « Mal-Saint-Denis » (rue des prostituées et des sex-shops), des équarisseurs de Rungis aux pensées d’un homme passant à côté d’un clochard, on ne pourra reprocher à ce tableau (enveloppant) que son humour Hara-kiri sans prodondeur, malgré la description inspirée des passants, aux silhouettes et faciès difformes, soit la seule trace d’authenticité que conserve encore une ville assaillie par la normalité.
Patrick Moya
Les personnages joviaux peints aux abords nous indiquent la voie du Moyaland (un pays à l’effigie de l’artiste, dans le logiciel en ligne Second Life), bien que manifestant contre la récupération dont ils font l’objet par Moya lui-même dans cet univers, que l’on entrevoit via le guide de 52 pages signé « Office de Tourisme de Moyaland » et les icônes ou images contenues dans le cube. Cheminement trompeur : les personnages croisés à l’extérieur, devenus panneaux de signalisation, étaient le point d’orgue de cette création, ce qui illustre la faiblesse de l’art face au pouvoir d’attraction des médias.
Florence Dupré La Tour
Sur le pourtour : des mains reliées à des articulations étranges écrasent des entités aux visages monstrueux qu’on plaint sincèrement, dans un style proche de Métal Hurlant. Malgré leurs faciès peu commodes (on pense au sanglier punk des Tortues Ninja), on remarque que leurs corps sont ceux d’êtres humains. C’est donc bien l’Autre qui, sous sa forme idéalement repoussante, est anéanti. A l’intérieur, le choix sera donné : la violence se justifie-t-elle comme phénoménale (psychologique) ou comme transcendante (tragique) ? A vous de découvrir le contenu de cette boîte de Pandore.
_ Jusqu’au 25/04 à la Galerie Zola (Cité du Livre, 8/10 rue des Allumettes).
PTILUC – LES RATS
Des documents d’époque relatant les implications de ces « nuisibles » dans la peste bubonique et des dépouilles de rats collées aux innombrables pages de ces BD consacrées au calvaire ordinaire qu’est la vie du rat, dont le menu du fast-food se résume aux capotes usagées et aux filtres de cigarettes cramés, et que rien n’inquiète plus que de s’apercevoir un jour qu’il est lui-même le rat que l’on décrie partout… Les rats sont omniprésents : une vingtaine sont empaillés et cachés dans un décor d’immondices factices et quatre sont vivants, dans un simili frigo, plutôt raisonnablement odorants, compte tenu du fait qu’ils auront dû y séjourner deux mois durant. On espère ne pas vous avoir passé l’envie de visiter cette exposition remarquable…
_Jusqu’au 25/04 au Muséum d’Histoire Naturelle (6 rue Espariat).
CIOU
Si les chats démoniaques, les nymphes gothiques à franges, les petits cœurs et les têtes de mort vous lassent, vous n’en serez pas moins impressionnés par le travail de la jeune Ciou, capable de recouvrir entièrement des pages de dictionnaires et de livres de partitions musicales (étalées et collées sur le support) avec ces mêmes motifs reproduits à l’infini subissant seulement de légères variations. Si l’on s’inquiète du devenir de nos jeunes, qui ne croient en rien et ne s’intéressent à rien, Ciou balaie tous nos a priori avec sa passion : elle n’épousera pas la Grande Culture, car elle n’aime que ses mignonnes petites poupées gothiques. Et l’amour a ses raisons…
_Jusqu’au 25/04 à la Galerie Susini (19 cours Sextius)
ISABELLE BOINOT
Une fois qu’on a dépassé la surprise de ces femmes à nez d’hommes et de ces hommes à poitrines saillantes, on comprend que Boinot parle d’identités et pas seulement de genres. Les emprunts troublent la définition identitaire du personnage dessiné. Puis, on remarque les décors parcellaires : le canapé, la table ou encore les fils qui illustrent un mouvement. Les nouvelles entités ont une vie propre, se choisissent des environnements, se meuvent à l’intérieur. Considérant des personnages culturellement indéfinis, il nous est alors permis d’explorer l’humanité hors de la culture : l’organique, les émotions primaires, ou encore les mouvements sans motivation, notamment.
_Jusqu’au 10/04 à la Librairie-galerie Alain Paire (30 rue du Puits Neuf)
Ludoscopie
Ludovic Debeurme nous conduit à travers un imaginaire étrange et stratifié dans lequel la BD se canalise autour de peintures et d’installations. Les voies ouvertes à l’examen obsessionnel du subconscient.
Du corps de l’angoisse à l’issue de l’œuvre, nous voici au cœur d’un travail magistral qui nous chatouille les tripes. Auscultant l’humain par le petit bout de la lorgnette de Sigmund, le plasticien et illustrateur sonde la beauté et le malaise d’un monde qui n’aurait pas digéré son enfance. Il s’agit d’une gestation infinie : celui qui sans cesse se demande « pourquoi suis-je né ? » engendre de nouveaux visages et y transfère des anathèmes multiples. Que ce soit dans la littérature jeunesse, la presse ou la bande dessinée, les personnages, portraits inquiétants au sexe souvent « omnipendant », sont en monstration.
Le graphisme aux traits nobles délimite des corps, la peinture en explore les chairs. L’artiste conserve une démarche ancrée dans le perfectionnisme : cependant, ce réel besogneux libère un univers onirique dans lequel chaque détail semble songeur. Ludovic se réclame-t-il de la phrase de Roland Topor, selon qui « La violence sucrée de l’imaginaire console tant bien que mal de la violence amère du réel » ? « Je crois que ce qui défaille chez l’artiste, et fait aussi sa singularité, est le manque de pouvoir de symbolisation. Un pouvoir qui pourrait donner au réel un nouveau corps vivable, et dont il est en partie privé. L’imaginaire qu’il surinvestit lui permet juste de confectionner des vêtements pour un corps meurtri et défectueux. L’ambiguïté de l’artiste est là : chercher à tout prix à saisir ce corps et le remodeler, mais ne l’approcher qu’à travers d’épaisses couches de pelures. Faut-il habiller ou déshabiller le réel ? La vérité est dans les habits, j’en suis presque sûr. Mais pas seulement et c’est ce qui fait de notre place au monde, celle de l’artiste, certainement la plus bancale, et peut-être aussi une des plus passionnantes. »
Pour dépeindre l’homme, il faut savoir observer, intérioriser et partager. Se partageant d’ailleurs entre la quête des arts plastiques et celle de la musique, Ludovic a récemment et superbement illustré l’opéra de Nosfell, Le Lac aux Vélies (dont une série de dessins sont ici exposés et marquent cette recherche autour d’un autre langage). « On est peintre parce qu’on manque de mots » a-t-il déjà précisé. Dans des silences poétiques, il porte les paroles de ses antagonistes enroulés au cordon de l’enfance ; il conçoit que ses peines d’antan (auxquelles l’album Ludologie, édité chez Cornélius en 2003, est consacré) puissent construire l’adulte d’aujourd’hui : « Ce qui est bien, maintenant que je ne joue plus aux playmobils, et que je ne suis plus obligé de leur choisir un chef unique et tyrannique, c’est que je peux être tous les playmobils à la fois. Le plasticien et le guitariste, mais aussi le cow-boy schizo, l’indien colérique, ou le pompier pyromane. » Diversité des points de vue, des techniques et des moyens d’expression. Mais vers quel but ultime doit tendre l’art ? « J’aime vraiment l’idée que notre désir résiste à la quête d’aboutissement absolu. Et que même dans le meilleur des chef-d’œuvres, il reste une part de couilles dans le potage, de rogatons d’insatisfaction, de sabotage de dernière minute, une permanence du désir qui ferait que l’œuvre doit se continuer ailleurs. Qu’on ne peut pas clore la chose. » Un auteur à suivre…
Marika Nanquette-Querette
Ludovic Debeurme : jusqu’au 25/04 au Musée des Tapisseries (Place de l’Archevêché).
Vernissage vendredi 9 à 18h