L’Interview : Rudy Ricciotti

A quelques jours de l’inauguration du Musée des Civilisations d’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), rencontre épistolaire (pour cause d’agenda surchargé) sans fioriture avec Rudy Ricciotti, l’architecte du nouveau musée marseillais.

 

Tout d’abord, comment voyez-vous Marseille ?
Travailler à Marseille est une responsabilité écrasante. Travailler Marseille est déjà prendre rendez-vous avec l’archange Gabriel. La globalisation est une intrusion encore plus mal ressentie à Marseille qu’ailleurs. Mais, étrangement, comme un boxeur poids lourd, comme Arthur Cravan le poète boxeur, la ville encaisse les mauvais coups sans broncher, tant ici la survivance de l’histoire et la force de frappe du paysage marin absorbent la croissance urbaine. Ce génie urbain de Marseille est plus mélancolique que dans tout autre ville, son territoire se partage généreusement avec ses habitants qui l’aiment, jusqu’à l’aveuglement. Culture portuaire, puis maritime, balnéaire aussi, Marseille vit une transfiguration. La réalité urbaine est dépassée par celle de son paysage propre, moteur d’une autre ville invisible, le Marseille que l’on a en tête, celui en dérive… Au vent portant. Une ville imaginaire d’Italo Calvino taillée dans un bloc de sucre dur. La ville pousse et résiste aux doctrines de planification, elle reste sauvage et ne sera jamais la banlieue de Paris.

 

En politique, ou en affaires, on dit que Marseille est une ville spéciale…
Il faut cesser les lieux communs racistes à l’égard de Marseille et des Marseillais. Vous avez une autre question ?

 

Dans votre biographie rédigée par Jim Palette (il y a dix ans), le mot « liberté » revient souvent. Le métier d’architecte permet-il une liberté totale malgré les contraintes extérieures (délai, budget, lieu, voisinage du projet) ?
Evidemment non, mais c’est dans la gestion contradictoire des contraintes et des données que s’opère la discipline architecturale. Là, dans cette difficulté du passage à l’acte, réside l’authentique sensibilité des architectes.

 

Si vous n’aviez pas été architecte, quel métier vous aurait-il plu d’exercer ?
Si je n’étais pas architecte, je serais sans aucun doute dans la marine nationale.

 

Pour la conception du MuCEM, qu’avez-vous pris en compte ?
Le projet du MuCEM a dix ans déjà… Nous avons travaillé avec anxiété, Roland Carta  (NDLR : l’autre maître d’œuvre et architecte du projet) et moi-même, puisque le site même est historique, chargé de violence, fondé sur une notion de luttes contre la république. Le Fort Saint-Jean, où furent brûlés les soldats jacobins, était plus chargé de défendre Marseille contre elle-même que contre les agressions venues de l’extérieur. D’ailleurs, personne n’a jamais voulu envahir Marseille ! Le capitaine d’armes du Fort s’en souvient encore, lui qui vit ses tripes fumantes promenées au bout d’une fourche par les Marseillaises en fureur.
Il fallait donc faire face à un sentiment d’inquiétude, sans aucune vision de ce qu’il y avait à réaliser. La commande du ministère de la Culture était inquiétante en elle-même. Qu’est-ce qu’un musée national anthropologique ? Se sont alors posées les questions suivantes : où est le contexte ? Quelle architecture quand tout est déjà là ? Des questions qui naviguent avec le doute. La question existentielle prend toujours l’architecture à l’estomac.

 

Quelle est l’histoire de la conception de la façade vers le large du musée ?
Imaginez une section horizontale du fond marin. Cette roche faite de creux et de bosses produirait exactement l’image de la résille. L’idée est de soulever un fragment du sol marin et de le porter sur la figure.

 

Vous parlez de l’architecture du MuCEM comme étant celle de la « maigreur »…
Une véritable économie de la matière construit l’architecture du MuCEM. En ce sens, cet ouvrage n’a que la peau et les os. Il est fait de chair et d’os. Il est à la fois le corps de l’athlète éthiopien et aussi la féminité de la Baigneuse d’Ingres. Faut bien rêver un peu, non ?

 

Votre bibliographie est impressionnante. Ecrire et communiquer sont-ils une forme de militantisme ? Quelle vision de la société prônez-vous ?
J’aime les mots, j’aime écrire. Je n’ai pas de vision sociétale à prôner, ni de message à distribuer. Je suis un anarcho-chrétien au sens pasolinien du terme et j’accorde à la substance esthétique une énergie considérable. Je ne peux pas, sur le plan militant, contribuer davantage.

 

Dans l’entretien avec David D’Equainville, L’Architecture est un sport de combat, paru chez Textuel, vous y allez fort en utilisant des formules choc. Vous parlez de « salafisme architectural », mettez au bûcher les minimalistes de votre discipline… Il est l’heure d’un changement ? Fini la « branlette architecturale » ?
C’est un pamphlet politique et esthétique qui n’est pas seulement réservé aux architectes. On y sourit beaucoup, on y rit souvent et l’enjeu pour moi était de traiter avec des mots libres, humour et corrosion des sujets graves de société.

 

Vers quoi est-il important de tendre, en tant qu’architecte ? Vous tendez à être un architecte local, qu’est-ce que c’est ?
Un architecte qui refuse la globalisation et qui résiste à la vampirisation des signes, faisant de l’anxiété la reproduction à l’infinie du film Playtime de Jacques Tati.

 

Que peut-on souhaiter à Marseille après cette année capitale ? Et que peut-on vous souhaiter, après cette vie qui, de l’extérieur, semble plus que remplie ?
Qu’au 1er janvier 2014, il puisse rester un bénéfice aux artistes marseillais qui étaient là avant la « capitale » et qui seront là encore après. C’est ce que je pense. Ils sont la vraie âme de Marseille et les vrais aventuriers de cette cité. Ils sont des loups qui préfèrent jeûner en meutes plutôt que picorer avec les poulets.
Quant à mon futur, mon rêve est de travailler dans le Sud car je n’ai aucune prétention internationale. La mythologie du jet lag me dégoûte !

 Propos recueillis par Sandrine Lana

Grand week-end d’ouverture au public du MuCEM (expositions gratuites) : du 7 au 9/06 au MuCEM – Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Esplanade du J4, 2e).
Rens. 04 84 35 13 13 / www.mucem.org / www.mp2013.fr

A lire : L’Architecture est un sport de combat, entretien avec Rudy Ricciotti (éd. Textuel)

Pour en savoir plus :www.rudyricciotti.com