<em>Le Pont, voyage entre aventure et mémoire</em> au [mac]
Pont d’ascensions
« Aie le courage de construire des ponts à travers les plus durs des chocs culturels. » Avec Le Pont, le [mac] prend au mot le philosophe Michel Serres et propose un étonnant voyage sensoriel autour du monde.
Tel un pontifex (1), l’art possède des pouvoirs. Et puisque « Dieu est mort », ces pouvoirs nous mènent désormais de nous à… nous-mêmes. L’époque exige que l’on se demande si l’art — tel que le concevait Beuys avec son idée de sculpture sociale et, plus tard, Nicolas Bourriaud avec sa théorie d’une esthétique relationnelle — induit entre les êtres humains quelque chose qui les aide et les incite à vivre ensemble (2). Si l’art moderne s’autoquestionnait, les artistes décident aujourd’hui de rompre avec des problématiques qui ne concernent que le champ des arts plastiques, pour s’ouvrir à une nouvelle dimension collective. L’idée étant, selon Caroline Cros, de passer du concept à l’affectet de produire des œuvres aux valeurs universelles, relationnelles et transformatrices pour chacun d’entre nous.
L’exposition que propose le [mac] s’engage sur cette question des liens tissés entre les artistes et leurs différents interlocuteurs. Elle interroge nos mouvements, notre mémoire commune et place Marseille comme une terre à part où ces migrations s’exaltent d’avantage qu’ailleurs. C’est bien de ponts symboliques dont il s’agit, axés autour des relations entre différentes cultures : des choses qui rapprochent, des choses qui éloignent et des ponts que l’on pourrait emprunter si seulement nous voulions bien comprendre.
Thierry Ollat ayant réuni des artistes issus de tous les pays, l’exposition se révèle avant tout riche de cette mixité humaine. Elle propose un voyage autour du monde par le biais d’œuvres ayant pour propos commun « l’aventure et le lien dans le monde postcolonial d’aujourd’hui. » Le Pont déborde des murs du [mac] avec une programmation d’envergure : 145 artistes répartis dans toute la ville, dont plus de la moitié au [mac], une vingtaine de lieux associés y compris dans l’espace urbain, comme l’installation de Kader Attia sur la Digue du Large ou Yan Pei-Ming sur la Corniche Kennedy, et une programmation associée à la hauteur de l’évènement avec films, vidéos, colloques et autres rendez-vous pendant toute la durée de l’exposition.
Boulevard d’Haïfa, l’exposition se vit comme un voyage dont on revient avec mille sensations prégnantes. Une inquiétude tangible naît ainsi devant la personne endormie de la vidéo Sleep – Al Naim de Mounir Fatmi. L’artiste calque son film sur l’œuvre historique d’Andy Warhol, qui montrait le poète John Giorno en train de dormir, mais transpose le propos dans des préoccupations actuelles et politiques en filmant pendant six heures un personnage évoquant Salman Rushdie, qui ne peut plus, lui, dormir sur ses deux oreilles compte tenu des menaces qui pèsent sur sa vie… Histoire drôle ou tragique ? On hésite, devant les images de Guido Van der Werve, Nummer Acht: Everything is going to be alright (2007), où l’on voit un homme avancer vers nous, poursuivi par un énorme brise-glace, dans les couleurs pâles du Golfe de Finlande. Persiste en nous le souvenir d’un plaisir esthétique pur… Malaise avec l’installation de Marc Quer, Algérie, France : images. Des affiches tapissent les murs ; elles ont le grain d’une autre époque et pourtant elles cognent avec une contemporanéité redoutable. Marc Quer tient son rôle, garant de notre mémoire commune. En ressortant les photographies de l’Algérie coloniale réalisées par Félix Moulin en 1856 (montrées en 1998 à la Compagnie par la photographe Estelle Frédet), en y incérant des bulles et en collant ces images dans le quartier de Belsunce, il offre à qui le souhaite un espace d’expression libre en réaction aux images. S’ensuit la récolte des mots laissés, souvent blessés, témoignant d’une histoire qui ne se fait jamais sans heurts ni erreurs…
Céline Ghisleri