Le FRAC propose Partenaire Particulier, une exposition-laboratoire où des « œuvres à spectateur unique » invitent à une expérience en solitaire, à rebours de la tendance progressive à la spectacularisation et au tout événement dans l’art… (lire la suite)
Le FRAC propose Partenaire Particulier, une exposition-laboratoire où des « œuvres à spectateur unique » invitent à une expérience en solitaire, à rebours de la tendance progressive à la spectacularisation et au tout événement dans l’art
Serait-on en train de mettre au placard l’« esthétique relationnelle » ? La mouvance la plus discutée des années 90, portée par Nicolas Bourriaud, définissait les lieux d’art en tant qu’« espaces publics », terrains d’expérimentations sociales où l’œuvre serait moins un objet figé qu’un vecteur de relations. Où la forme même de l’œuvre évoluerait en fonction des échanges et des discours, dans un nouvel espace créé autour d’elle. Aujourd’hui, face à l’hégémonie des foires internationales, au surgissement massif de nouvelles biennales d’art contemporain et de leur cortège d’œuvres spectaculaires (tourisme culturel oblige), serait-on face à un mouvement critique privilégiant la création d’« espaces privés », voire d’« œuvres à spectateur unique » ? C’est en tout cas l’enjeu de l’exposition Partenaire Particulier, proposée par les jeunes critiques d’art Claire Moulène et Mathilde Villeneuve. On pense à l’Invisible Cinéma, cette salle de cinéma underground créée par Jonas Mekas à New York avec des sièges séparés par des parois, qui radicalisait la place isolée du spectateur au milieu d’un rituel collectif. Les œuvres proposées au FRAC dessinent des expériences à vivre « en solitaire », jouant des possibilités (et des limites) d’un parcours intime dans un espace public, à l’instar de l’autonomie impliquée par la lecture. Il y a d’ailleurs un livre dans l’expo, celui de Marcelline Delbecq, rendu pourtant inaccessible par une vitrine. L’artiste renoue avec l’aura désuète des objets précieux, mais renverse la stratégie marchande, nous invitant à déposer une offre par écrit — celui qui fera la proposition la plus étonnante remportera ce livre, une « histoire dont vous êtes le héros » imaginée comme un voyage à Portmeirion, le village anglais désert où a été tourné Le Prisonnier. Un jeu faisant écho au rapport fétichiste du collectionneur à l’objet unique, parfait contrechamp au monolithe orange de Francesco Finizio, faux distributeur dans lequel on introduit une pièce et qui ne donne rien en retour — une sculpture minimaliste devenue tirelire, un « accumulateur de valeur » assimilé par le design. Tout le confort moderne, donc : on s’allonge dans le Module d’Attente de Tatiana Trouvé en écoutant de la musak, une archive sonore de différents temps d’attente quotidiens, dynamiques parce qu’improductifs. Une interactivité plus mentale que physique, à l’exemple de quelques œuvres qui délaissent l’expérience du spectateur au profit de la représentation : l’énigmatique photo scientifique détournée par Patrick Everaert où un personnage est pris dans un système de rotation tel un rat de laboratoire, ou la vidéo d’Absalon avec sa cellule d’habitation, espace minimum de survie (mentale). Il est aussi question d’organique dans Pacemaker de Francesco Finizio, où le spectateur écoute les battements de son cœur sortir d’une valise avec laquelle il peut se promener, disons, « le cœur sur la main ». Une prothèse qui « expose » dans le terrain social l’organe où l’on concentre symboliquement nos émotions, dans l’une des œuvres qui concrétise le mieux les enjeux de l’exposition. Et si l’installation vidéo de Samantha Rajasingham s’avère décevante, l’exposition s’ouvre et se referme sur deux œuvres-clé. L’entrée est occupée par une cabine où Olivier Dollinger nous invite à participer à des séances de spiritisme (on peut contacter le FRAC pour prendre rendez-vous avec un médium professionnel). Dans le prolongement de son travail autour de l’hypnose, il s’agit moins de questionner la véracité de ces pratiques que d’envisager la performance des corps (à la fois récepteurs, émetteurs et traducteurs) dans une négociation avec différentes identités, à la fois empruntées au passé et redéfinies en temps réel de façon plus ou moins consciente. Le jeu de rôles acteur-voyeur se prolonge derrière des miroirs sans tain où l’on peut écouter l’enregistrement des séances (Spirit Voice On Air). Essayer de voir une image impossible est aussi au centre du dispositif de Loris Gréaud, étrange salle de cinéma qui déroule un film dans le vide et nous invite, comme un chant de sirènes, à y pénétrer, pour déclencher l’arrêt de la projection. Nous sommes ainsi brusquement plongés dans le bruit blanc d’un vaisseau spatial, après avoir aperçu quelques images rappelant les films expressionnistes allemands. En concevant ses expositions sur un mode cinématographique, Loris Gréaud se définit comme un réalisateur et producteur qui collabore avec pléthore de spécialistes (scientifiques, designers, musiciens…). Dark Side est un film invisible qui déclenche sa propre disparition pour se faire l’écran de nos projections, une faille où viennent s’infiltrer des images mentales. Gréaud réactive l’imagerie très chargée du subliminal, flottant entre les sciences exactes et occultes, proche de la fascination de Kandinsky et Kupka pour les phénomènes vibratoires, dans une version revue et corrigée par les technologies digitales. Une architecture fictionnelle qui invite à fermer les yeux pour voir.
Pedro Morais
Photo :
Loris Gréaud – Sans titre (Dark Side), 2006
© Vincent Nevot – Courtesy gb agency