Compromission suicide

La jeune metteuse en scène Aurore Fattier relève le défi de monter l’avant-dernière pièce du sulfureux dramaturge autrichien Thomas Bernhard, Elisabeth II, encore jamais jouée en français. S’adjoignant les services du sensationnel Denis Lavant, elle en tire une pièce extrêmement drôle qui met aussi en lumière de fabuleux talents belges à découvrir.

Vieil industriel acariâtre coincé dans un fauteuil roulant, Herrenstein voit débarquer dans son salon le « beau monde » viennois venu assister au défilé de la reine Elisabeth II depuis son balcon.
« Gueule » du cinéma français, Denis Lavant est depuis longtemps une figure de proue du théâtre. Il enchaîne actuellement les projets, se partageant entre Céline, Molière (Les Fourberies de Scapin) et cette pièce de Thomas Bernhard, créée à la rentrée à Bruxelles. Ogre dévoreur de textes, habitué des rôles extrêmes, il tient la scène pendant deux heures et demie, campant un Herrenstein aussi féroce qu’ambigu. Dans un rôle de vieillard au physique proche de son personnage dans Holy Motors (de son réalisateur fétiche Leos Carax), il parvient à donner une humanité à ce répugnant personnage qui martyrise tout son entourage et vomit, à l’instar de l’auteur, la haute société autrichienne.
« Une distribution classe », comme le dit elle-même Aurore Fattier, donne la réplique à Denis Lavant : Jean-Pierre Baudson, Michel Jurowicz, François Sikivie et Véronique Dumont (qui a fait le buzz avec Loin de Linden dans le Off d’Avignon) en comtesse dégénérée. Une « dream team » de la scène théâtrale belge emmenée par deux de ses fleurons : Delphine Bibet (au cinéma dans Torpedo de Mathieu Donk ou chez Joachim Lafosse), qui incarne la gouvernante, et Alexandre Trocki (plébiscité à Avignon en 2014 dans Avec sa queue il frappe de Thomas Gunzig) en majordome d’Herrenstein, la seule personne que le vieillard supporte, mais avec lequel il entretient une relation tortueuse de dépendance. Sorte de clown blanc tout en intériorité, il souligne judicieusement le jeu de Denis Lavant.
Car contrairement aux apparences, Elisabeth II n’est pas un monologue mais un savant travail de partenariat d’acteurs, comme l’explique la metteuse en scène : « Tout est construit en action et en réaction par rapport à ce que les autres personnages font, initient… Même s’ils sont peu bavards, ils expriment des choses, suggèrent des sentiments par le regard, un geste… plein d’espèces de tropismes sous-entendus que le spectateur peut voir et sur lequel Denis prend appui pour caler son texte. Même si Denis est dans une performance d’acteur époustouflante, ils jouent tous intensément ensemble. »
S’autorisant quelques libertés avec le texte initial, Aurore Fattier met en valeur avec subtilité ce que Thomas Bernhard revendique : les problématiques humaines émanant des questions politiques. Qu’Alexandre Trocki résume ainsi en évoquant son personnage : « La question de la compromission est derrière tout cela. Comment tu peux te mettre au service de quelqu’un, lui laisser une place trop importante à force d’accommodements permanents et ainsi laisser grandir la gangrène au sein d’une relation, d’un foyer, d’une institution, d’un Etat… Thomas Bernhard décrit avec beaucoup de pertinence le rapport qu’entretiennent ces domestiques. »
Entends-tu l’écho ?

Marie Anezin

Elisabeth II de Thomas Bernhard : du 19 au 23/01/2016 au Théâtre du Gymnase (4 rue du Théâtre Français, 1^er).
Rens. : 08 2013 2013 / www.lestheatres.net