Rigoletto de Giuseppe Verdi à l’Opéra de Marseille
Ah, Malédiction !
Rigoletto couvre de son ombre fuligineuse la fin de saison lyrique marseillaise. En juin, vous pleurerez à la mort poignante de Gilda comme à celle de Violetta en décembre. Une fatale malédiction surplombe ce mélodrame romantique que Verdi considérait comme son meilleur opéra avec La Traviata. Après sa création à Venise en 1851, la renommée internationale du compositeur prend son envol comme plume au vent.
Semblant surgir d’une toile de Velasquez, Rigoletto hait tous les hommes car tous n’ont pas comme lui une bosse dans le dos. Bouffon du Duc de Mantoue, il entraîne son maître à dépraver les jeunes et belles créatures de la cour, provoquant la malédiction d’un père outragé. Figure inversée de la beauté, de la majesté et de la norme, il nourrit pourtant, dans le grand écart de sa condition humaine, une passion exclusive et protectrice pour sa fille Gilda, cachée aux yeux du monde. Arroseur arrosé, il sera frappé dans ce qu’il chérit le plus. Verdi sait ce qu’est la douleur de perdre son enfant. Le statut capital de la malédiction, dont le motif monocorde exposé dès le prélude hante l’ouvrage entier, laisse transparaître le drame personnel dont le compositeur fut accablé une dizaine d’années plus tôt(1).
Pathétique et cynique
Verdi emprunte à la pièce de Victor Hugo Le Roi s’amuse un type de pathétique fondé sur l’exaspération simultanée de la beauté et du grotesque. Servies en cela par le livret de Piave qui en a resserré la dramaturgie, les confrontations du mal corrupteur et de l’innocence salie atteignent des sommets tragiques aux résonnances shakespeariennes. Les puissants parviennent à s’adapter au train du monde, aux connivences du crime et de la vertu ; quand les belles âmes succombent au trivial comme si elles y étaient préparées de toute éternité. Du mélodrame hugolien (coïncidences, déguisements, coups de théâtre…), la musique de Verdi transfigure les situations, révèle l’invisible, accomplit les promesses. Sa perception, aiguisée par les sorcières de Macbeth, introduit un renversement de la sensibilité. La laideur n’attendait qu’un regard renouvelé, celui que le dix-neuvième siècle reconstruit, pour exprimer le sublime qu’elle recèle.
Les structures traditionnelles de l’opéra belcantiste se dissolvent ici dans la nécessité dramatique. La partition se déploie plus près de l’action en privilégiant la fluidité de l’expression vocale. Toujours en mouvement, l’écriture musicale explore la dynamique des émotions, la violence de leurs soubresauts, ou épouse les contours nuancés d’un sentiment pudique avec un art consommé de la transition, y compris la plus abrupte.
La colère, la honte, la vengeance, la trop tardive contrition se partagent le cœur de Rigoletto et dotent le personnage de l’une des psychés les plus complexes qui aient stimulé le compositeur. Rôle masculin mythique, c’est dit-on le prototype du baryton-verdi. À Nicola Alaimo reviendra le lourd privilège d’endosser la bosse de l’anti-héros en dissimulant, sous le masque ricanant, un amour paternel tendre et inquiet. Sa voix flexible et d’une belle ampleur conserve des couleurs sombres même dans le haut de son registre aux aigus faciles et puissants. Elle lui permettra de soutenir les vigoureux contrastes de son rôle ; à l’exemple du cantabile de son premier duo avec Gilda, tout enveloppé de chaleur et de douleur à l’évocation de son épouse défunte (acte I, n°4, scène et duo), puis de son explosion haineuse contre les courtisans Cortiggiani, vil razza (acte II, scène 4), l’une des pages les plus brutales et les plus inclassables de Verdi. Nicola Alaimo s’est déjà plié à la quadrature du cercle verdien (Falstaff, très remarqué en 2015) ; sa prise de rôle à Marseille laisse espérer un Rigoletto de premier ordre.
Non moins attendue, la première apparition de Jessica Nuccio sur les tréteaux phocéens constitue un enjeu majeur de la production après la défection de Sabine Devieilhe. Ses qualités dramatiques ainsi que ses talents de colorature ont valu à la jeune soprano italienne une accélération de carrière fulgurante depuis 2011. Elle campera une Gilda aux palpitations rêveuses dans son air le plus fameux, un Caro nome que l’on devine déjà, parmi le concert angélique des flûtes, un précieux témoignage d’ingénuité amoureuse. Mais sans mignardise car Gilda, éprise du Duc et bravant la tutelle paternelle, possède une vitalité accrue par la passion et la jeunesse.
Autre air plus que célèbre, véritable tube placé dans la bouche du Duc de Mantoue, La donna è mobile (La femme est légère comme plume au vent) sera interprété par Enea Scala, comme sur la scène d’un cabaret, un brin provoc, avec juste ce qu’il faut de morgue à un grand seigneur. Le ténor italien, avec toute la séduction d’un timbre ensoleillé et une projection de voix sans défaut, campera dès sa ballade de l’acte, I Questa o quella (Celle-ci ou celle-là…), un bourreau des cœurs sans scrupules. Une authentique peinture de vanité.
Si romantique
Plus que dans les airs, la virtuosité d’écriture s’impose dans la synergie du collectif. Les lignes de chant assemblent leurs faisceaux dans des ensembles puissants (le trio de l’orage, la splendide polyphonie du quatuor de l’acte III). Une mission fondamentale est dévolue au chœur et à l’orchestre pour lesquels Verdi ménage des effets expressifs saisissants, à l’instar de ces tierces chromatiques à bouche fermée pour suggérer le vent, sans oublier l’utilisation de la machine à tonnerre !
Roberto Rizzi-Brignoli remplace Lawrence Foster, initialement prévu pour diriger ces représentations. Le chef, que l’ont vient d’applaudir dans Turandot, fera appel cette fois aux accents les plus rugueux du Philharmonique de Marseille, dès la funèbre introduction du premier acte ; avant d’animer la bacchanale de la première scène tandis que les chœurs y célèbreront les noces du comique et du lubrique, grinçants échos des coucheries palatines. Parmi le tumulte des sentiments exprimés, ce grand spécialiste du répertoire italien fera apparaitre la noblesse des intentions de Verdi : une sorte de rédemption romantique des passions mauvaises par l’intercession de la musique.
Parce qu’on ne peut désapprendre à son oreille tout ce qui a été fait ensuite, on ne discerne plus la puissance inventive et les audaces de conception que recèle cet ouvrage maintenant classé au patrimoine. Sans même évoquer le livret, dont l’aspect politiquement et moralement transgressif pour l’époque nous échappe tout autant aujourd’hui. Certains de ses traits séditieux ou ambigus ont pu saillir ça et là de la spectaculaire mise en scène de Charles Roubaud aux Chorégies d’Orange, festival coproducteur du spectacle avec l’Opéra de Marseille. Tout en conservant sa caractérisation historique dans les Années folles (costumes de Katia Duflot), elle sera réduite aux dimensions de la scène phocéenne (décors d’Emmanuelle Favre). Il n’empêche. Rigoletto insupporte, parfois. Rigoletto fascine, souvent. Mais Rigoletto émeut, toujours. Quand le rideau tombera définitivement sur le bossu et sa fille, la gorge nouée, vous aurez l’impression que l’on vient de s’adresser au meilleur de vous-même.
Roland Yvanez
Rigoletto de Giuseppe Verdi : du 1er au 11/06 à l’Opéra de Marseille (Place Ernest Reyer, 1er).
Rens. : 04 91 55 14 99 / http://opera.marseille.fr
Notes
- En août 1838, Verdi perd sa fille Virginia puis, en octobre 1839, son fils Icilio. Sa femme Margherita décède en juin 1840.[↩]