L’interview : Francis Lalanne
Non, vous ne rêvez pas. Notre journaliste, sevré de préjugés, est allé à la rencontre du dernier des romantiques, du lépreux montré du doigt, du brillant homme de lettres, du chevalier des temps modernes. Et, bien sûr, en est revenu tout chamboulé. Lalanne ? Un poème !
Francis, tu es né à l’orée des années 60 au beau milieu des nuages, dans un avion qui ramenait tes parents du moyen-orient. Cela peut-il expliquer ta propension à planer en permanence ?
Oh, tu sais, je ne plane pas plus qu’un artiste normalement constitué… Je suis comme tous les artistes, j’ai à la fois les pieds sur terre et une propension à les décoller, à prendre assez de recul par rapport à la réalité pour voir le monde autrement… Ce que les gens ont du mal à comprendre chez moi, c’est que je ne me laisse pas inféoder : je suis mon étoile, mes idées.
Tu as été, il y a trois ans, le héros d’une émission de télé-réalité avec Joey Starr. Passer soixante jours et soixante nuits en pleine lumière était-il nécessaire pour la retrouver après une si longue absence ?
Mais je n’ai jamais perdu la lumière… Ce fut une expérience passionnante pour moi ! En général, je n’aime pas trop la télé, parce qu’on m’emmène sur un territoire qui n’est pas le mien, avec des règles qui ne sont pas les miennes : moi, je suis un indien, pas un cow-boy, tu vois, et le Comanche choisit toujours le terrain sur lequel il va se battre parce que, comme il est souvent en infériorité numérique, il ne va pas se jeter dans la gueule du loup… L’avantage de cette émission, c’est qu’elle est venue sur mon territoire, avec mes règles, ma loi.
Ma question en appelait aussi à ce procès que tu as eu avec ta maison de disques…
Ah oui, ça c’est un truc horrible… A cause du procès, je n’ai pas pu sortir de disques pendant dix ans ! Beaucoup de gens ont donc pensé que j’avais arrêté le métier… Tragique. Quand j’ai finalement gagné mon procès, les mecs des radios ont dit : « il chante encore, lui ? ». Il fallait repartir de zéro, sans pour autant repartir de zéro puisque j’avais été dans cette fameuse lumière dont tu parlais… J’étais comme un petit marcassin que la main de l’homme avait touché, je ne pouvais plus rejoindre la meute. Du coup, j’ai créé ma propre structure.
De Fogiel à 20h10 pétantes en passant par une séquence récurrente du zapping que tu connais bien, la télé à tendance à ne pas être sympa avec toi. Mais qu’attends-tu donc pour aller envoyer chier tous ces ronds de cuir ?
Mais je les envoyés chier depuis longtemps ! En même temps, envoyer chier, ça veut dire quitter la place… Et je ne quitte pas la place, moi ! Je ne quitte pas un champ de bataille. Quand je vais à la télé, je m’adresse aux gens qui ne pensent pas comme moi puisqu’ils la regardent : moi, je ne regarde pas la télé. Mais la télévision, c’est là que ça se passe, c’est le monde, aujourd’hui. Si tu te tiens à l’écart de cet espace, tu te tiens à l’écart du monde, d’accord ? Or ce n’est pas le rôle de l’artiste que de se tenir à l’écart du monde, surtout s’il le réfute. Zarathoustra, à un moment donné, il est dans sa grotte, et puis de temps en temps il en descend, il va dans le monde et il parle. Et quand il parle, les gens disent : « voilà comment parlait Zarathoustra ». Et ils réfléchissent. Moi, ma grotte, c’est ma famille, c’est ma forêt. De temps en temps, je sors de ma grotte pour aller dire un mot à tous les gens qui vivent dans la société que je réfute – et je leur dis pourquoi. Après, je retourne dans ma grotte, ils discutent et disent « Lalanne, il est fou » ou « c’est pas con ce qu’il a dit », et là le débat s’engage. Tout ça s’explique avec un haïku de Basho (1). Tu sais ce que c’est, un haïku ?
Euh, non, non-non… (NDA : il commence à parler en japonais, j’entend une femme qui se gondole, et moi donc)
Ce qui veut dire : « un vieil étang mort / Une grenouille plonge / Le bruit de l’eau ». Le vieil étang mort de la télé, pas un bruit, le consensus, d’accord ? Francis Lalanne plonge dans le vieil étang mort comme une grenouille… Et là t’entends quoi ? Tu entends le bruit de l’eau ! Alors si je ne plonge pas dans le vieil étang mort, il n’y a pas le bruit de l’eau, tu comprends ? Et ça, c’est le rôle de l’artiste. Si tu veux, tu sais quoi, je t’enverrai le haïku par fax, OK ?
Oui, avec la traduction en japonais, hein ? Alors, après avoir écrit plusieurs recueils de poèmes, tu es devenu directeur de collection aux Belles Lettres où tu as notamment édité de jeunes slammers. Quel regard portes-tu sur ce mouvement artistique ?
Si tu veux, cela fait des années que je fais ça. Je vais dans des cafés où les gens se réunissent pour dire leurs poèmes, et j’ai donc du mal à ressentir ce mouvement comme étant jaillissant. J’ai l’impression que quand l’actualité te rejoint, elle s’imagine qu’elle te donne naissance… Le slam, cela existe depuis bien avant que l’on en parle. J’écris de la poésie depuis quarante ans, je fais partie des gens qui la défendent. Il était donc normal que ce mouvement s’intéresse à moi : on ne pouvait pas ne pas se croiser. Quand mon disque est sorti, j’ai balancé des textes à la télé, transformé les plateaux en scènes slam… Tu vois, une fois qu’on est dans le système, on lui fait un gros mal au ventre. Le chevalier qui se laisse bouffer par le dragon, il est sûr de sa pureté, il ne risque rien : le dragon ne le digèrera jamais… Tu vois ce que je veux dire ?
Il paraît que tu détiens quelque chose comme le record de France d’heures passées sur scène… C’est homologué par le Guiness ?
Non, mais ils pourraient : mon record, c’est quand même douze heures sur scène, à l’Olympia. Pendant très longtemps, mes concerts duraient en moyenne entre quatre et cinq heures.
On connaissait ta passion du théâtre, notamment via tes deux nominations aux Molières, en 1996, pour L’Affrontement aux côtés de Jean Piat. Plus récemment, tu as été approché pour tenir le rôle principal d’une comédie musicale, Les secrets du Graal. Mais où t’arrêteras-tu ?
(songeur) Tu sais… Je pense que je vais m’arrêter bientôt. Comment dire, ce que je sens, c’est qu’il faut que je prenne du temps pour réfléchir, savoir si j’ai envie de continuer à chanter… Il n’y a plus assez d’heures dans mes journées pour faire ce que je fais. Tu vois les conditions dans lesquelles on fait l’interview, là ? C’est pas bon. Mais c’est ma vie, elle est comme ça. Et ça ne me convient pas. Le paradoxe, c’est que j’ai toujours cultivé l’ubiquité, parce que je suis très curieux. Je crois que je vais mettre les deux pieds sur le frein… D’ailleurs, mon concert de Marseille, c’est mon dernier cette année. Peut-être le dernier tout court, va savoir. Et c’est pour ça que j’ai choisi Marseille, parce que c’est là que tout a commencé pour moi…
Justement, quelqu’un de bien informé m’a dit que tu vivais une histoire particulière avec Marseille, et que tu avais été très proche de Léo Ferré. Or, il est dans cette ville un festival de chanson française intitulé Avec le temps… Pourrais-tu en devenir le parrain ?
Oui. Marseille est une ville qui fait partie de moi. J’ai été collégien, lycéen, fait tout mon conservatoire ici (2)… C’est la ville où je me suis constitué. D’ailleurs, tous les problèmes de relationnel que j’ai à Paris viennent de ma « marseillaise attitude » : le Marseillais est un homme libre, qui dit tout le temps très fort ce qu’il pense, et qui n’est pas impressionnable. J’ai besoin de revenir ici de temps à autre : c’est ma bouffée d’air. Et puis je fais partie des Winners ! Bon, c’est plus symbolique qu’autre chose, parce que j’aime le foot et que je vais aussi voir d’autres équipes : mon vrai club, c’est l’équipe de France.
Pour en revenir à Léo Ferré, quel souvenir en gardes-tu ?
Il reste mon modèle, en tant qu’artiste et en tant qu’homme. C’est quelqu’un que je n’ai jamais vu trahir ses idées… J’aurais du mal, même si je le voulais aujourd’hui, à renoncer à être moi-même, ne serait-ce qu’en mémoire de lui.
Propos recueillis par PLX
Le 9 à l’Espace Julien, 20h30. Rens. 04 91 24 34 10 Dans les bacs : Reptile (FGL) (1) Père fondateur du haïku, forme classique de poésie japonaise très brève (et faussement simpliste) (2) Premiers prix d’art lyrique et dramatique…