L’Interview
Damien l’Espadrille
Les habitués de la bibliothèque de l’Alcazar n’ont pu passer outre Les Sillons de Belsunce, exposition rétrospective consacrée à la production musicale des migrants signés sur des labels non seulement marseillais, mais uniquement… de Belsunce ! Interloqués, nous avons parcouru le blog Phocéephone et contacté celui pour qui tout a basculé un beau matin de 2007.
Peux-tu nous raconter ce qu’il s’est passé ce matin-là ?
Je faisais mes courses au marché de la Plaine et suis tombé par hasard sur un vendeur de mercerie qui proposait deux bacs de 45 tours composés à 90 % de disques du Maghreb. Je lui en achète un bon paquet et je me rends compte que certains d’entre eux viennent de labels marseillais basés à Belsunce. Après n’avoir rien trouvé sur le sujet, j’en ai conclu qu’en fait, la culture dans ce quartier était jusqu’alors traitée sous un seul angle, celui de l’opérette marseillaise, via l’Alcazar. Deux choses assez discrètes avaient été faites autour des éditeurs de partitions dans le quartier, mais toujours via l’opérette… L’identité de Belsunce, qui est celle de migrants, n’est évoquée que sous un angle social, économique, policier, politique, mais jamais à travers l’approche culturelle. La culture des migrants, extra-européens ou même à l’intérieur du territoire français, n’est d’ailleurs envisagée qu’une fois qu’ils sont assimilés. Vincent Scotto, Yves Montand ou Tino Rossi ne sont pas particulièrement des représentants de la musique italienne ou corse… L’histoire des migrations met du temps à être évoquée. Les premières générations de migrants choisissent d’ailleurs souvent la voie de l’assimilation au pays d’accueil plutôt que celle de la revendication culturelle. A l’exception des Arméniens, mais qui ne produisaient des disques que pour leur communauté. Bien sûr, il y a le passé colonial, avec ses rapports de dominants et dominés. Et la Guerre d’Algérie, qui n’est toujours pas digérée.
Sans négliger le fait que la transmission inter-générationnelle semble être quelque chose qui se fait globalement moins aujourd’hui. Cela peut être lié à des facteurs économiques et sociaux tout bêtes : par exemple, des gens de mon âge me racontaient qu’avant, ils ne pouvaient pas échapper à cette transmission quand ils repartaient en vacance au pays, en voiture. Une voiture dans laquelle était diffusée la musique des parents… Aujourd’hui, ces mêmes personnes prennent l’avion.
Quels sont ces labels que tu as redécouverts ?
Oujdisques, Sudiphone, Sonia Disques et Tam-Tam.
Est-ce que les catalogues de ces labels peuvent être mis en parallèle avec les flux migratoires de Belsunce ?
Pour le Maghreb, oui. Concernant l’Afrique Noire, la présence est plus ancienne mais moins représentée sur les labels. Tam-Tam devient de plus en plus maghrébin dans les années 50, mais aussi de plus en plus axé vers les musiques traditionnelles kabyles, chaâbi ou oranaises. Cela correspond au quartier.
Comment collectes-tu tes informations ?
Il n’y a rien sur Internet. Essentiellement à travers des rencontres ou des associations.
Quelle position adoptes-tu lorsque tu diffuses ces disques ?
Les disques doivent vivre. Je les diffuse principalement via des dj sets, qui peuvent faire remonter pas mal d’émotions auprès de l’auditoire, mais qui restent aussi festifs. Via des expositions aussi, comme à l’Alcazar. Exposition à laquelle je tenais. J’ai aussi une émission sur Radio Grenouille… et le projet de développer des ateliers auprès des scolaires. Pour enseigner l’histoire de migrants à travers l’écoute de disques.
Que t’ont-ils principalement enseigné, ces disques ?
Concernant le Maghreb, j’ai découvert la variété des productions. Mais ce qui m’a particulièrement marqué, c’est le traitement de la culture des migrants… Enfant, lorsque j’allais chercher un collègue qui habitait dans la cité à côté de l’école, j’entendais cette musique sortir des fenêtres. Je voyais bien qu’il y avait dans ces communautés une pratique instrumentale plus importante que chez les Français descendants d’Italiens ou d’Espagnols : mes voisins directs. Le raï a un peu tout balayé sur son passage, et il m’a fallu attendre le Diwân de Rachid Taha pour que je découvre certains de ces artistes.
Mais Belsunce est un quartier mythique…
La première fois que j’en ai entendu parler, c’était dans les années 80, lorsque je venais à Marseille avec mon cousin marseillais. On passait devant et il me parlait de sa mauvaise réputation. La rue Thubaneau, bien sûr, est connue dans toute la France pour le nombre de ses prostituées. Le versant culturel est mis de côté, d’autant que son histoire culturelle officielle n’est perçue qu’à travers l’Alcazar et l’opérette marseillaise.
A-t-il connu un âge d’or ?
En termes de vie du quartier, sûrement de la fin des années 70 au début des années 80. C’est le pic de la période commerciale. Au niveau du disque, ça correspond à la fin du vinyle et au début de la cassette. Les premières années du raï dans l’hexagone, où il va exploser. Une autre histoire.
Propos recueillis par Jordan Saïsset