Une école éphémère à l’Ecole Centrale Marseille
L’Interview
Guillaume Quiquerez (Labo sociétal / Centrale Marseille)
Une école éphémère est la proposition réflexive de la Biennale des écritures du réel, que le Théâtre de la Cité a confiée à l’étonnant Bernard Stiegler. En trois conférences, animées avec des spécialistes de tous ordres, le philosophe nous invite à replacer les technologies numériques au cœur de la pensée du développement de notre société. Entretien avec Guillaume Quiquerez, responsable du Labo Sociétal de l’Ecole Centrale, qui nous parle de la responsabilisation des futures élites.
Ancien éleveur de chèvres et disciple de Derrida, Bernard Stiegler a découvert la philosophie en prison, après une condamnation pour braquage de banque dans sa jeunesse. Plaçant la technique au cœur de la pensée moderne et non plus en dehors de la philosophie, Bernard Stiegler a fondé en 2005 Ars Industrialis, « association internationale pour une politique industrielle de l’esprit ». A la critique du dévoiement de ces technologies comme instruments de contrôle des comportements, c’est-à-dire des désirs et des existences, Ars Industrialis associe la proposition centrale de former une écologie industrielle de l’esprit. C’est donc tout naturellement que l’Ecole Centrale, grande école d’ingénieurs, devient le partenaire privilégié de la proposition émise par la Biennale des Ecritures du réel. Nous sommes partis à la rencontre de ceux qui accueillent cette passionnante Ecole éphémère.
Qu’est ce que l’Ecole éphémère ? Pourquoi l’Ecole Centrale a-t-elle voulu s’impliquer ?
Elle consiste en trois conférences, l’une sur les makers, l’une sur l’éducation et une troisième sur l’habitat. Dans les trois cas, on interroge la question du numérique, de ce qu’il est et de ce qu’il fait à la société. A Centrale, en tant qu’école de la technique, c’est bien le sujet qui nous concerne, puisque le numérique est la dernière révolution technique.
Nous avons la volonté de penser la technique dans l’ensemble de ses dimensions, et notamment dans sa dimension responsable. Il s’agit de qualifier l’ingénieur de façon majeure, puisqu’un responsable de sa technique l’est évidemment de ses conséquences.
Nous voulons une élite qui soit consciente de ses responsabilités, au-delà d’une communauté scientifique. Cette éthique de la responsabilité, dont parle Max Weber, n’est pas un vain mot.
C’est par exemple dans ce cadre que nos élèves font du tutorat auprès des collégiens des quartiers Nord. La responsabilité s’apprend, sans « par cœur », c’est une compétence relationnelle qui se développe, par expérimentation et dans l’usage de la relation.
Que sont les « fab labs », sur lesquels porte la première conférence ?
Les fab labs sont des lieux de fabrication numérique, qui s’appuient sur les nouveaux instruments, comme les imprimantes 3D.
La question du déploiement des enjeux du numérique sur la société est franchement une question de Centralien. L’ingénieur centralien n’est pas un technologue ; il n’est pas spécialiste mais généraliste, et brasse plusieurs disciplines scientifiques, recevant notamment une formation en sciences sociales. C’est un peu le Sciences Po des sciences et techniques.
Dans ce contexte, les problématiques de Stiegler nous intéressent. Nous ne cherchons pas à adhérer ou à faire adhérer à ses thèses, mais à proposer une stimulation au meilleur niveau, sur des problématiques qu’il pose bien.
Quels sont les enjeux du numérique sur l’éducation ?
La question de ce qu’est un lieu de formation comme l’Université ou une bibliothèque à l’ère du numérique, c’est-à-dire sans livres, est hallucinante par rapport à ce qu’on a vécu nous-mêmes. A quoi sert aujourd’hui à un étudiant d’aller dans une bibliothèque, à l’heure où tout est en ligne ? Comment apprend-on ? Est-ce qu’on écoute le cours du prof, et on pose des questions ? Ou est-ce l’inverse, ce qu’on nomme la « pédagogie inversée » ? Est-ce qu’on interagit pendant le cours ? Est-ce qu’un prof sert encore à quelque chose à l’heure des cours en ligne ?
L’éducation supérieure est révolutionnée par le numérique, mais aussi le secondaire. Comme par exemple l’expérimentation des tablettes au Collège Belle de Mai.
Que sont les Smart Cities, objet de la troisième et dernière conférence ?
Smart City, c’est la ville intelligente, la ville qui dit : « Quand ma poubelle est pleine, venez la chercher, mais quand elle est pas pleine, pas la peine de faire une tournée dans cette rue. » La ville qui dit que quand il n’y a personne dans la rue, on peut diminuer l’éclairage public, que grâce aux capteurs, je sais combien de voitures passent à tel endroit et je peux mettre en place des dispositifs de régulation de la circulation.
C’est aussi l’habitat intelligent, qui dit que quand je m’en vais, le chauffage diminue. Et tellement de choses encore, qu’il reste à inventer.
Le programme de ces conférences n’est pas précisément construit par nous, mais ce sont bien ces questions qui seront évoquées. Les sciences et les techniques sont des enjeux qui intéressent tout le monde. Citoyens, chercheurs, artistes, usagers : on peut réfléchir ensemble à cela.
Propos recueillis par Joanna Selvidès