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L'interview de Jean-Pierre Vincent pour Iphis et Iante et Les Suppliantes

L’Interview : Jean-Pierre Vincent

 

A l’occasion des représentations d’Iphis et Iante au Gymnase, Jean-Pierre Vincent s’est prêté au jeu de l’interview. Rencontre avec un metteur en scène aussi volubile que spirituel.

Comment avez-vous découvert Iphis et Iante et pourquoi monter cette pièce maintenant ?
Ce n’est pas moi qui l’ai découverte mais des universitaires spécialistes du XVIIe. L’histoire de l’Université française a sélectionné le trio Molière/Corneille/Racine dans une sorte de centralisme intellectuel : ce qui n’est pas classé « Lagarde et Michard » n’a pas d’existence et pourtant, il y a des choses formidables. Cette pièce-là est quand même assez particulière, elle a un thème d’une liberté et d’une audace incroyables, même au XVIIe siècle. Ces années 1630 étaient encore des années de liberté, avant la chape de plomb du classicisme. Quand Richelieu invente l’Académie française, c’est une ébullition intellectuelle. Par la suite, elle deviendra au contraire un tombeau. Anne Verdier et Christian Biet ont édité la pièce et me l’ont fait lire quand j’étais directeur du Théâtre des Amandiers à Nanterre. J’ai été estomaqué par la pièce, je voulais la monter mais l’occasion ne se présentait pas… En fait, ce n’est pas le critère  de l’actualité du thème mais la rencontre avec les deux actrices qui a accéléré le processus, d’autant que Dominique Bluzet (ndlr : directeur des Théâtres : Gymnase/Jeu de Paume/Grand Théâtre de Provence) est lui aussi immédiatement tombé sous le charme. Il a fallu se battre pour monter une pièce comme ça. Quand ce sont de grands classiques, et surtout avec une vedette, vous montez ça assez facilement. Pour une création, il faut un auteur étranger ou un peu connu. Mais un auteur ancien, qui plus est pas au programme des lycées, c’est la galère ! On a mis deux ans, notamment parce que la pièce devait obligatoirement se jouer aussi à Paris. Si un spectacle comme ça ne passe pas par Paris, ça n’intéresse personne. Le centralisme est toujours vivant…
De fait, la pièce coïncide aujourd’hui avec deux choses : d’une part, MP 2013, et d’autre part, les manifs sur le mariage pour tous. Il y a plusieurs types de transgression dans la pièce qui font que ça agitera toujours les consciences et les inconscients des gens. Les gens sont devant des gouffres : sur l’identité sexuelle, le choix d’une vie, d’un partenaire sexuel…

Aviez-vous un intérêt particulier d’être dans la transgression ?
C’est ce qui m’anime toujours, mais ce n’est pas une obsession. Le travail d’une œuvre d’art, c’est de diviser et d’unir. Dans Molière, Edward Bond et Thomas Bernhard, il y a toujours des questions de société. Ça fait exploser les sécurités, le bon sens et ce qui est convenu par la loi. Et en même temps, ça doit unir les gens l’espace de deux ou trois heures, dans une sorte de réflexion aventureuse sur ce que l’on est. L’auteur, Benserade, s’est appuyé sur Les Métamorphoses d’Ovide. Mais là où la légende d’Ovide transforme l’une des jeunes filles en garçon, Benserade va jusqu’à célébrer et consommer le mariage. C’est unique dans la littérature, du point de vue de la franchise.
Cependant, à la fin de la pièce, il y a une morale assez phallique, encore, puisque la résolution se fait par un deus ex machina qui, pour rétablir l’ordre, transforme Iante en garçon.
Il était absolument impossible à un homme de lettres, à cette époque-là, de finir la pièce autrement. Mais Benserade y rajoute un clin d’œil en faisant dire à Iante que l’union des jeunes filles est contraire à la loi. Mais avant cette sorte de dénouement artificiel et artificieux, il s’est dit et il s’est fait des choses qui remettent en question la sécurité de conscience des spectateurs. La sécurité de conscience, ce sont les limites auxquelles on se raccroche pour vivre ensemble. Il faut qu’elles se dégradent très fort pour que les gens cherchent violemment comment vivre autrement ensemble.

Choisissez-vous le rire et la farce ?
Le rire est le propre de l’homme, comme disait Rabelais. La comédie est une chose sérieuse, mais en France, c’est la rigolade. Depuis Labiche et Louis Philippe, les Français n’ont souvent pas assez pris le théâtre au sérieux, même dans la comédie. Pourtant, rire, c’est comprendre quelque chose. Alors que dans la tragédie, on peut pleurer sans comprendre.

Par rapport à cette volonté de transmission, cela ne vous inquiète-t-il pas si les gens ne saisissent pas le deuxième degré de l’issue de la pièce ?
Le but n’est pas que les gens comprennent le théâtre, il n’y a pas d’examen ni de notes à la fin. On ne peut pas traverser ce spectacle sans réfléchir un tant soit peu.

Pour monter cette pièce en 2012, il a fallu faire certains choix dramaturgiques…
La question est toujours celle du degré d’actualisation. Je ne pratique pas l’actualisation à tout crin. Il y a un certain nombre de comportements dans l’histoire de l’humanité qui n’ont pas d’histoire, qui ont toujours été. Contrairement à la politique. Est-ce que Nabuchodonosor est un meilleur politique que De Gaulle ? La question n’a pas de sens. Mais sur la question de l’amour et de la sexualité, il y a quelque chose d’invariable, avec des petites nuances. Il fallait donc actualiser, mais pas vulgairement. Ici s’entremêlent quatre époques : la Grèce antique, Rome (qui a son importance avec Ovide), l’époque des libertins de 1630 et la nôtre. On doit faire en sorte qu’un costume du passé soit imaginable sans faire écran au texte. De même pour les vers : il s’agissait de garder les sensations de l’alexandrin, mais sans être soumis à un alexandrin scolastique et ennuyeux. Pareil pour les décors, les costumes… Par exemple, on a choisi des costumes de la Renaissance, dont on peut rencontrer certains éléments dans les boîtes de nuit aujourd’hui.

Votre prochain projet à Marseille, Les Suppliantes d’Eschyle, est aussi une pièce classique, et qui traite encore de la question des femmes…
Une précision d’abord : les tragédies grecques d’Eschyle ne sont pas classiques, mais antiques ; elles nous permettent de remonter à la racine, mais l’on s’approprie très vite leur univers. Quant à la question des femmes, c’est vrai, mais d’un tout autre point de vue. La question sexuelle n’y est pas présente, mais la question du mariage, si. Ce n’est pas la même porte d’entrée dans la question féminine. Ici, il est question de la loi du mariage, des abus des hommes sur les femmes… De même, il n’y a pas de lien esthétique entre les deux projets, même s’il s’agit là encore d’un hasard, devenu nécessité. Dominique Bluzet m’a proposé ce que je rêvais de faire depuis des années : monter une pièce avec des amateurs. Travailler avec des acteurs qui sortent d’écoles dramatiques, c’est très différent — artistiquement et humainement — d’un projet réunissant quarante amateurs de tous horizons. Cela dit, comme je suis au centre des choses, sans doute que les deux projets se ressembleront… Je crois toujours que je fais des spectacles très différents, mais un jour, je me suis aperçu que c’était faux ; ça m’a scandalisé !

Propos recueillis par Joanna Selvidès

 

Les Suppliantes : du 10 au 13/06 au Théâtre du Gymnase (rue du Théâtre français, 1er).
Rens. www.lestheatres.net/fr/saison-2013/83/les-suppliantes

 


 

Le jeu de l’amour et du bazar

 

Audacieuse problématique pour l’ouverture si attendue de la saison « Capitale » au Théâtre du Gymnase. Avec Iphis et Iante, pièce en alexandrins écrite en 1634 par Isaac de Benserade, Jean-Pierre Vincent aborde le sujet brûlant de l’union entre deux femmes.

Si le propre de l’art est de se situer à l’avant-garde des sujets de société, il convient ici de nuancer nos propos par le fait que Jean Pierre Vincent avoue penser à cette pièce depuis l’aube du vingt-et-unième siècle.
Iphis est une jeune fille que sa mère a travestie en garçon depuis sa naissance, pour échapper au courroux de son père — et donc à la mort. A ses vingt ans, ce même père veut alors lui faire épouser Iante, une belle jeune fille fortunée, amoureuse de celle qu’elle croit être un garçon. Si elle se réjouit de cette union, Iphis se trouve prise dans une tourmente quasi cornélienne : elle la sait impossible puisque aucune filiation n’en naîtrait. S’ajoute à cet imbrogio l’amour du jeune Ergaste, qui connaît la réalité, mais doit garder le secret, au risque de passer pour un homme amoureux de son semblable…
On voit bien là l’actualité du débat. Et l’on ne peut que se féliciter que cette pièce soit créée aujourd’hui, dans le sens où elle associe totalement le spectateur à la réflexion, sans que son pouvoir divertissant n’en soit réduit. On rit des audaces, des quiproquos et de la judicieuse transposition qu’en fait Jean Pierre Vincent. Grâce au jeu d’une brochette d’acteurs épatants, parmi lesquels on saluera tout particulièrement Barthélémy Meridjen ( Ergaste) et Anne Guéguan (la mère), Iphis et Iante relève le défi délicat d’intéresser tous les publics et tous les âges, avec beaucoup de dérision. Un humour que ne fait que renforcer le décor en carton-pâte et autres postiches qui, s’ils ne font pas dans la dentelle, restent efficaces.
En somme, c’est ancien mais actuel, divertissant mais mobilisateur, précieux mais efficace. Un futur classique ?

Joanna Selvidès

 

Iphis et Iante était présenté du 15 au 19/01 au Théâtre du Gymnase.

Prochaines représentations : les 25 & 26/01 au Théâtre Liberté (Place de la Liberté, Toulon).
Rens. 04 98 07 01 01 / www.theatre-liberte.fr