Une Histoire du rap en France de Karim Hammou
L’Interview
Karim Hammou
Sociologue affilié au Centre Norbert Elias de Marseille et créateur du blog Sur un son rap, Karim Hammou est l’auteur de l’ouvrage le plus intéressant et complet jamais publié sur le rap français. En étudiant les rapports entre artistes, médias et industrie du disque sans jamais établir de généralités hâtives, Une histoire du rap en France fournit une cartographie passionnante et détaillée des rapports de pouvoir qui ont façonné l’évolution hexagonale d’un mouvement emblématique, toujours en expansion.
En matière de rap français, il semblerait que courant 90, du côté des grands médias et des majors, l’argent ait remplacé la moquerie. On pense notamment à Skyrock…
Il n’y a pas d’uniformité des médias et des maisons de disques. La façon dont Skyrock va s’approprier le rap à partir de 1996-1998 contraste avec la stratégie des autres radios jeunes. Son pari est singulier. En 1990, on n’est pas seulement dans la moquerie, elle est bien sûr présente, mais l’on fait aussi du rap un phénomène ou un problème de société. Cela va perdurer, y compris lorsque le rap vendra beaucoup de disques. Au niveau des majors, on peut difficilement les uniformiser. La finalité d’une major reste de faire du profit. Par conséquent, les directeurs artistiques sont obligés de rendre des comptes à leurs patrons. Nous pouvons néanmoins également contraster ce constat avec la position de certaines majors, comme Universal, qui vont se concentrer sur quelques artistes très précis, très crossover, comme Mc Solaar ou Manau. Au contraire, chez Sony, et surtout EMI, vont se développer des cellules internes plus spécialisées qui vont mettre en avant toute une scène composée d’artistes comme Rohff ou Ärsenik. C’est l’époque, autour de 1997, où certaines majors font le pari qu’il est possible de vendre beaucoup de disques en commercialisant le rap comme un produit de la marge…
Les rappeurs « grand public », à l’instar d’Oxmo Puccino ou Mc Solaar, ont-ils réellement un impact bénéfique sur l’ensemble du mouvement rap ?
Il est incontestable que ces artistes contribuent à populariser le rap. Ils en présentent une facette, parmi d’autres. Leurs auditeurs sont ensuite susceptibles de continuer à écouter du rap et de découvrir d’autres artistes. Par contre, il est aussi vrai qu’ils ont été instrumentalisés —souvent à leur corps défendant — pour représenter la figure du « bon rappeur », soigneusement distinguée d’une scène rap jugée, selon les époques, ou trop violente, ou pas assez créative, etc. Depuis le début des années 1990, on peut observer ce jeu de la part des commentateurs extérieurs au rap, en particulier dans une frange des grands médias, consistant à louer tel rappeur pour mieux stigmatiser le reste du genre… Mais on ne peut pas tenir les artistes pour responsables
Invité sur France Culture, vous évoquiez le fait que les présentateurs de l’émission comparaient Mozart au genre rap en général. Est-ce un conflit générationnel qui se joue là ?
Je pense qu’on est toujours tenté d’uniformiser les choses. Après, cette tendance hérite, dans le cas du rap, d’une longue histoire de caricatures. Une histoire notamment de réduction de cet art à une seule position bien précise : être expression pure et simple des « jeunes de banlieues ». J’ai tendance à penser que les générations qui ont grandi avec le rap sont susceptibles d’adopter le même réflexe de généralisation, mais ont malgré tout une conscience plus forte de la diversité de ce qui se fait sous l’étiquette « rap ».
Pensez-vous que le rap français aurait pu gêner les médias car il était susceptible d’évoquer le passé colonial de la France ?
Non. La question coloniale n’est pas très présente dans les premières paroles de rap. De plus, le rap ne gênait pas les grands médias. Bien au contraire, ils s’en sont servis, et y ont trouvé un intérêt, notamment pour mettre en scène sur les plateaux de télévision cette jeunesse des banlieues dont ils parlaient à l’occasion de sujets liés à des problèmes sociaux. On peut aussi relever tout un exotisme lié au fait que des personnes « racisées » se retrouvent sous le feu des médias… Cet exotisme est une façon de renvoyer le rap et les rappeurs à l’altérité tout en en tirant une forme de plaisir, et ce en flirtant éventuellement avec les stéréotypes racistes.
Vous évoquez « le temps des paris » comme la période de prise de risque des majors. Pourquoi celui-ci s’est-il résorbé ?
Il se résorbe dès 1993, car les grands réseaux de radios jeunes ne jouent pas le jeu. Si le rap français bénéficie d’une visibilité à la télévision en 1990-1991, NRJ, Fun Radio et Skyrock n’en diffusent peu ou pas à l’époque.
Quanda-t-on pu dire : « Ça y est on a un rap français, avec ses spécificités » ?
S’il fallait choisir une œuvre, j’opterais pour l’album Paname City Rappin’ de Dee Nasty, sorti en 1984. C’est d’une part une appropriation du rap dans son contexte hip-hop, et en même temps il rappe en français, il parle de Paris (même s’il s’inspire des paroles de New York New York de Grandmaster Flash) en y ancrant son expérience. Dee Nasty va devenir une figure centrale sur la scène parisienne notamment grâce aux soirées qu’il animera durant les années 1980 puis à son émission à la fin des années 1980 sur Radio Nova, Le Deenastyle.
Qu’a principalement changé l’institutionnalisation du rap français ?
Tout d’abord, cette institutionnalisation permet aux nouvelles générations d’envisager, tout simplement, une carrière dans le rap – quelque chose d’impensable jusqu’au début des années 1990. Ensuite, elle place les artistes dans une position parfois inconfortable entre les normes d’un milieu artistique soucieux de « street crédibilité » et les normes sociales dominantes.
L’aspect dichotomique « underground/mainstream » qui caricaturait le rap français existe-t-elle encore aujourd’hui ?
En termes purement factuels, oui : certains groupes sont très exposés dans les médias et rencontrent un large succès commercial, d’autres au contraire ont une notoriété confidentielle. Mais cette séparation ne recouvre pas mécaniquement une différence dans les thèmes ou les façons de faire du rap. L’opposition underground/mainstream, dans le rap français, a elle aussi subi une forte influence des grands médias, qui se sont notamment plu à exacerber l’opposition entre un rap « cool » et un rap « hardcore » au milieu des années 1990. En 1994, avec le morceau Reste Underground, IAM tentait de récuser la pertinence de ce clivage.
Internet a-t-il modifié la donne ?
Contrairement à ce que l’on pense, Internet ne modifie pas les inégalités de succès. On a toujours quelques méga hits, et un grand nombre d’artistes peu exposés… Ce qui a changé se situe dans ce que l’on nomme « la longue traîne » : elle compte désormais plus d’artistes peu connus. L’opposition « underground/mainstream » ne s’en trouve donc pas vraiment modifiée.
Pensez-vous que le rap a piqué la vedette au pop/rock ou la variété ?
Jusqu’au début des années 90, le pop/rock et la variété s’alliaient en un courant musical largement dominant. Il suffit de se rappeler que les grandes stars de la variété d’aujourd’hui sont issues des yéyés et autres mouvances rock. Je pense notamment à Johnny Hallyday, ou même à Goldman. Le rap ne leur a pas piqué la vedette, il a plutôt contribué à diversifier le nombre de genres musicaux susceptibles de toucher un large public. Le rap a non seulement rajouté une case, mais il a permis la création de bien d’autres.
A propos de Marseille, vous évoquez la Salle Seïta qui fut, un temps, une place forte du hip-hop français. Idem pour le cipM, ayant accueilli des rappeurs, proposé des ateliers d’écritures… Il n’en est rien aujourd’hui. Le « milieu culturel et institutionnalisé marseillais » aurait-il peu à peu délaissé le hip-hop ?
Pour les structures dont tu parles, je ne sais pas. Par contre, une part du milieu associatif continue de faire vivre les pratiques hip-hop. L’association Sound Musical School B. Vice, à La Savine, par exemple, ou la salle de concert L’Affranchi continuent d’exister — parfois avec peine. Ensuite, de plus petites salles comme le Paradox ou le Poste à Galène ne sont pas fermées à cette scène. Le problème vient plutôt d’une reconnaissance et d’un soutien que les institutions culturelles et les pouvoirs publics n’accordent qu’au compte-goutte au hip-hop.
Plus largement, on a parfois l’impression, à Marseille encore, que le hip-hop a quitté le centre-ville…
L’effet d’éloignement, en périphérie, des classes populaires (phénomène lié à la gentrification du centre-ville) est probablement déterminant dans la place du hip-hop sur le territoire urbain. Mais le hip-hop à Marseille n’a jamais été qu’une pratique du centre-ville, il est présent dans les quartiers Nord dès les années 1980.
Pensez-vous que la fonction d’ascenseur social du rap français aurait pu, à travers certaines politiques culturelles, impacter sur sa considération purement artistique ?
Je ne pense pas. Par contre, il n’y a jamais eu, dans une frange du milieu culturel institutionnalisé, de véritable considération pour le rap. Par conséquent, la dimension socioculturelle a parfois été la seule fonction que l’on voulait bien concéder au rap. Il y a peu d’exemples où les financements liés au Ministère de la Culture aient vraiment pris le relais, avec sérieux, sur les financements qui relevaient du volet culturel de la politique de la Ville.
Le rap français a-t-il su se défaire du centralisme ?
Non, pas du tout. A part l’exception marseillaise, et Le Havre (grâce au label Din Records). Au-delà, il n’y a pas de structures suffisamment importantes hors de Paris pour atteindre le grand public à l’échelle nationale. Il existe des scènes hip-hop bien vivantes dans la plupart des grandes villes de France, mais les grandes maisons de disques, les locaux des titres de presse nationale, les studios des grands réseaux radio, ou des chaînes de télévision sont à Paris.
Le fonctionnement indépendant n’a-t-il pas enrayé ce système ?
Dans très peu de cas. Après, tout est question d’échelle. Le grand problème des labels indépendants a d’ailleurs très longtemps été celui de la distribution nationale.
Pourquoi beaucoup de personnes placent l’âge d’or du hip-hop français au milieu des années 90 ?
C’est tout d’abord un effet générationnel. De 1995 à 1998, un nombre sans précédent de gens ont été touchés par le rap français. Principalement des jeunes, entre douze et vingt ans. Les mêmes qui travaillent peut-être aujourd’hui dans des journaux, des radios, des magazines, et qui peuvent facilement diffuser leurs sentiments, l’idée que « c’était mieux avant ». On observe aussi à cette époque une configuration exceptionnelle. Le rap est passé de 500 000 / 1 000 000 d’albums vendus à 4 000 000 d’albums par an. S’invente aussi, à cette époque, de nouvelles façons de rapper. C’est une époque de diversification du rap français. On ne peut pas avoir le même effet de « jamais vu » aujourd’hui. Je n’adhère cependant pas à l’idée que « le rap, c’était mieux avant ». Il existe des artistes de grand talent aujourd’hui même. Le rap, c’est bien maintenant !
Pensez-vous que l’intégration de la culture rap dans la société française a été une réussite ? Quand on voit comment se sont comportés les grands médias…
Je ne crois pas trop en l’expression « culture rap ». Le rap et la culture hip-hop font partie de la société française depuis que certaines personnes, ici, se les sont appropriés. Ils n’étaient qu’une poignée d’initiés dans les années 1980, il y a désormais plusieurs millions d’amateurs des formes artistiques liées au hip-hop. En ce qui concerne le rap, si certains stéréotypes à son égard ont la vie dure, je pense que la diversité de la scène rap française est de plus en plus évidente pour un nombre croissant de personnes. Il y a toujours des formes de caricatures et de mépris dans certaines productions médiatiques, mais on peut aussi relever des regards plus complexes sur l’ensemble de la scène rap. En ce qui concerne l’origine américaine du rap : dans les appropriations musicales, l’origine n’est jamais une prison, même si elle demeure une source d’inspiration vivante. Quand on s’inspire de quelque chose, on crée quelque chose de neuf. Les formes culturelles n’ont jamais été prisonnières des frontières.
Propos recueillis par Jordan Saïsset