L’Interview
Félix Fujikkkoon
Dix ans d’activisme. Dix ans déjà que sous ses faux-airs de squat, l’Embobineuse s’est rapidement imposée, malgré le manque de moyens, comme un élément central sur l’échiquier musical professionnel et indépendant marseillais. On a rencontré l’un de ses fondateurs, amoureux s’il en est, à l’orée d’un anniversaire pas comme les autres.
Allez-vous développer des activités en plus des concerts ?
Oui. C’est l’objectif. Au départ déjà, il s’agissait de mélanger plusieurs pratiques artistiques. Je viens du théâtre, Chantal des arts plastiques et Olivier (qui a fondé Data) des musiques expérimentales… Très vite, on s’est tourné vers la scène rock expérimentale, des groupes déviants. Tous ceux qu’incarnent les visuels du Dernier Cri, en évoquant une forme d’éradication visuelle. On pourrait également parler d’éradication sonore. Philosophiquement, au départ, nous étions sur des musiques qui prennent tout ce qu’il y a de noir et de désespérant dans le monde pour le retourner…
Pour en faire de l’amour ?
De toute façon, tout est amour. Si les gens s’entretuent, c’est par amour. Après, il y a le bon amour et le mauvais amour. Ton amour, il est soit égoïste, soit universel. L’amour le plus fort, c’est celui qui arrive à englober les autres amours. Quand on a créé l’Embobineuse, au départ, on cherchait plus la spécificité, la marginalité. Pour exister dans un monde, un territoire ou une société, plus ce que tu avances peut toucher un grand nombre sans être vulgarisé, plus ton action s’enracine et donne ses fruits. Une construction, c’est toujours un arbre, avec ses racines, ses branches et ses fruits. Parfois, ça pourrit d’ailleurs. Ou bien à l’inverse, ça se transforme, comme cet arbre à Belsunce qui a englobé une pancarte « Sens interdit »…
En introduction de la première soirée d’anniversaire, tu donnes une conférence intitulée « Le droit à l’erreur ». Pourquoi ?
C’est en rapport au processus du vivant. D’abord, l’erreur est humaine. Et lorsque la gomme s’use plus vite que le crayon, c’est qu’on exagère. C’est-à-dire que si tu passes ta vie à faire des erreurs et à ne rien en apprendre, ça ne sert à rien. Un des problèmes de notre société, c’est de dire aux gens qu’ils n’ont pas droit à l’erreur. Et le droit à l’erreur, c’est avoir le droit de se planter lorsque tu arrives à un certain degré de bon comportement. Le monde actuel ne pardonne pas beaucoup, mais le processus du vivant inclut l’erreur. A l’Embobineuse, on a toujours trouvé essentiel de questionner notre place dans le monde. D’ailleurs, on ne s’est jamais dit que l’on allait faire une chose ou une autre. On a toujours mis en avant les gens sincères dans leur démarche, ceux qui vont jusqu’au bout dans leurs propos, peu importe l’esthétique ou la pratique. Il faut aller jusqu’au bout des choses, que tu fasses de la musique sur Gameboy ou du footing. Au départ, on était une bande à se dire : « De toute façon, le monde, c’est tellement de la merde que la seule solution c’est de se recroqueviller et créer un îlot, mais en fait, le monde n’est pas du tout de la merde. C’est toi qui crée ton regard au monde. Si tu veux voir une grosse merde, tu verras une grosse merde. Tandis que si tu veux voir un trésor… » Bien sûr, on est tous influencés par nos milieux, mais à un moment donné, grâce à l’universalité de l’amour, tu peux sortir de ton milieu et créer des liens en dehors de ton propre truc. A l’Embobineuse, on a d’abord voulu se créer en tant qu’entité. On s’est donc séparé du reste du monde. Puis on a commencé à pourrir dans ce cercle qu’on avait créé et on a eu besoin d’ouvrir. Un processus nécessaire. Le nerf de la guerre est dans l’évolution. Quand tu fais de la musculation et que tu ne muscles depuis dix ans que ta jambe gauche tandis que la droite reste toute petite, ben il faut muscler l’autre côté. D’ailleurs, la vie est faite de deux forces : une force d’expansion et une force de compression.
Ok, rien à voir avec le bien et le mal alors…
Ben, si je te mets une taloche dans la figure, tu vas le sentir le mal, tandis que si je te fais un bisou…
Oui, mais qui me dit que ce ne sera pas le fameux baiser de la mort ?
C’est pour ça que les choses sont compliquées. Tout est tissé de forces contraires. Tout est fait de complémentaires. D’ailleurs, toutes les traditions sont unitives et non dualistes, elles sont au-delà du dualisme. Elles sont faites pour que les choses se complètent, qu’elles tournent ensemble et permettent la diversité des mondes. On peut rigoler des vieilles histoires de la Bible, des vieux contes, des vieilles légendes, etc., mais on n’en comprend ne serait-ce qu’un dixième des symboles. Si c’était le cas, nos cerveaux exploseraient de bonheur et retomberaient en une fontaine de feux d’artifice.
On ne va tout de même pas parler d’âge de la maturité pour l’Embobineuse, je trouve ça pas terrible…
Moi non. J’ai trente ans et je n’envisage pas du tout la vie de la même façon aujourd’hui qu’à vingt ans. Ce qui compte, c’est le bon comportement. Quelqu’un de mature fait le bien pour lui et son entourage. Si le but de toute une vie, c’est bien se comporter et ne pas être un connard, moi je trouve ça largement suffisant et assez difficile comme ça.
Mais chacun a son idée de ce que signifie bien se comporter…
Pour en revenir à l’amour, bien se comporter, c’est se comporter avec un maximum d’amour. Le bon comportement est quelque chose de naïf, de sincère, de spontané, de lumineux quoi. Un idéal de vie.
Vous allez en faire une église, alors, de l’Embobineuse ?
Tout ça a trait plus à mon parcours personnel. J’ai un parcours de croyant, je fais partie d’une confrérie soufie, je suis musulman… Au sein de l’Embobineuse, je suis la seule personne qui vais prononcer le mot « Dieu », car ce sont pour la plupart des anarchistes adeptes du « ni Dieu ni maître ». Je te parle de l’endroit où je suis. Mais si tu vas à contre-courant de tes désirs intérieurs, tu dépéris moralement. Pour moi, la seule morale, c’est d’écouter son cœur. Comme Sprite, « écoute ta soif ». Même un obèse écoute son ventre. Comme un toxicomane va écouter son appel de came. On cherche tous la même chose : la position dans le monde qui va nous donner le maximum de jouissance, mais pour cela, il faut d’abord donner le maximum de jouissance. Si tu laisses travailler ton cœur, tu ne te retrouveras pas à combler ton manque d’amour en mangeant des gâteaux ou en t’injectant de l’héroïne. C’est aussi en étant au service des autres que les autres vont se mettre à ton service. Et puis ça crée une espèce de moulin qui se met à tourner… C’est la roue de l’amour ! De toute façon, si tu ne laisses pas toi-même ton ego de côté, la vie l’explosera. Tu vas être obligé de lâcher prise. Plutôt que de vouloir changer l’autre, il vaut mieux changer quelque chose dans son apparence pour voir ce qu’il se passe. Dealer avec la réalité. Il faut donc bien comprendre que pour exister, tu n’as pas besoin de dénigrer. J’ai l’impression que tout est possible ici et maintenant, malgré les obstacles qui se trouvent sur ta route.
Propos recueillis par Jordan Saïsset
Les dix bougies de l’Embobineuse (11 boulevard Bouès, 3e) : les 14 et 15/11, avec Bonne Humeur Provisoire, Placenta Popeye, Ghetto Blastard, Couloir Gang, Cowbones, Delacave, Tapetronic et Usé.
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