L’interview : Le Père Noël
Ça sent le sapin !
A quelques jours de son grand rush annuel, notre correspondant lapon est allé prendre des nouvelles de celui qu’on ne présente plus.
Pourquoi vous être retiré au Pôle Nord ?
Je ne me suis jamais exilé, voyons, je n’ai jamais quitté ma Fennoscandie natale, je vis en Laponie depuis trois siècles. Nous autres, les people, sommes la cible de rumeurs scandaleuses sur Internet.
Parlez-moi de vos débuts…
Je suis issu d’une famille pauvre, je n’ai pas suivi d’études et m’en suis toujours remis à moi-même pour m’en sortir. Au départ, je vivais d’expédients, de chasse, de pêche, avant de trouver ma voie en tant que bûcheron. Puis le travail est venu à manquer et il m’a fallu trouver un moyen de subvenir correctement à mes besoins, notamment ceux de ma femme de l’époque, qui était très dépensière. C’est alors que j’ai commencé à sculpter des jouets en bois et à les vendre aux enfants des villages alentours. Je voguais sur les routes, mon baluchon de jouets à la main, et j’allais les proposer au porte-à-porte.
Mais comment se fait-il que vous ayez acquis une telle popularité ?
J’ai très rapidement compris qu’il y avait un vrai business en jeu, qu’un marché me tendait les bras. J’ai alors développé mon entreprise de vente de jouets. J’ai acheté des rennes afin de charger mon traîneau de produits, avant d’embaucher des dizaines de nains pour faire la sale besogne. Ils font du très bon travail, malgré leur laideur.
Mais pourquoi garder secret l’emplacement de votre entreprise ?
Pour protéger mes employés. Ils ont beau être des créatures difformes, ils n’en restent pas moins une main d’œuvre bon marché et corvéable à souhait. Je n’aimerais pas qu’ils viennent se plaindre de leurs conditions de travail voire, pire, qu’ils me plantent une grève. J’ai vu ce que ça a donné dans vos contrées, toutes vos usines se cassent la gueule.
Il faut savoir que cela fait plusieurs générations de nains qui vivent en totale autarcie dans mon usine-entrepôt. Ils ont l’impression de servir à quelque chose, que la vie se résume à des chants et à l’emballage de cadeaux. Faire se télescoper votre réalité et la leur risquerait de foutre en l’air tout ce que j’ai durement bâti. Et puis, entre nous, même si ces petits nains me répugnent, ils n’en restent pas moins mes employés et je me suis pris d’affection pour eux au fil du temps.
Vu que vous me parliez d’entreprise, j’aimerais profiter de la perche qui m’est tendue pour parler de plusieurs choses qui me chagrinent à l’heure actuelle. Tout d’abord, la concurrence déloyale à mon encontre. Notamment de la part des Ricains. Il faut savoir qu’au départ, je me fringuais en vert, comme tout le monde le sait. Comme nous n’avions pas les moyens de nous vêtir à la ville, ma femme me fabriquait mes vêtements à l’aide d’un tissu blanc très bon marché qu’elle frottait de branches de sapin pour leur donner une teinte verte très sympathique. Puis les Ricains ont eu vent de mon juteux petit business et ont décidé d’étendre la chose. Ils sont venus avec un contrat publicitaire juteux, une proposition que je n’ai pas pu refuser mais qui m’imposait de me fringuer en rouge. J’ai alors dû commencer à utiliser le sang de quelques petits nains pour teinter mes habits. Oh, ce n’est pas de gaieté de cœur que j’ai dû agir ainsi, mais que pouvais-je faire d’autre à l’époque ? Je n’allais tout de même pas sacrifier des rennes pour cela, ces créatures exquises et sensibles ! Tiens, je vais d’ailleurs vous avouer une chose : quand j’ai appris qu’un journal français souhaitait m’interviewer, j’en ai été ravi. Car il faut savoir que je suis passionné par la cause animale et me sens très proche des idées de Brigitte Bardot, votre idole nationale. J’espère qu’elle se porte bien et que vous lui passerez mon bonjour.
Par contre, les Droits de l’Homme, ce n’est pas votre fort…
Oh, vous savez mon jeune enfant, je viens d’une époque où les Droits de l’Homme n’existaient pas. Je trouve cette théorie très touchante, et si je n’avais pas autant d’expérience, j’aurais tendance à encore avoir foi en l’homme, mais je suis sur mes vieux jours. Et puis, j’imagine que l’histoire de la teinture rouge a dû vous froisser, mais sachez que les petits nains ne sont pas vraiment des hommes. Ce sont des créatures difformes, de sales petites anomalies. Ils me répugnent et, malgré tout, je leur fournis un travail. On devrait me féliciter et au lieu de ça, non, on me reproche constamment de ne pas les traiter d’égal à égal. Ce n’est tout de même pas ma faute s’ils font la moitié d’un homme normal, non ?
Enfin, ce sujet m’irrite, j’en reviens aux Ricains. Il faut savoir qu’après avoir passé mon contrat avec la marque de cola, ma cote de popularité a augmenté en flèche. La demande de jouets est devenue internationale et je n’avais pas la structure pour y répondre. J’ai donc passé un deal avec quelques boutiques de par le monde. J’ai fait embaucher des types qu’on fringuait à peu près comme moi, des sans domicile fixe auxquels on filait quelques bouteilles pour qu’ils passent la journée dans la rue. Au début, tout allait pour le mieux pour mon entreprise. C’est alors que le phénomène a commencé à quelque peu m’échapper et les charlots à s’emparer de mon image, à leur propre compte. Les pères Noël fleurissaient aux quatre coins du monde, les jouets étaient achetés dans des usines autres que les miennes (il faut savoir que j’en possède douze à l’heure actuelle et qu’elles me coûtent cher : chaque ouvrier touche un salaire mensuel de 1500 mark finlandais – NDLR : 252 €). Surtout, les jouets modernes en plastique, en métal ou, pire encore, électroniques ont commencé à supplanter mes créations en bois.
Mais vous pensiez sérieusement jouer à ce jeu-là sans être exposé à la concurrence ?
T’es drôle, mon p’tit bonhomme : j’ai jamais fait d’études de commerce, moi. Je bossais à l’artisanale, je pensais pas devoir un jour gérer une multinationale. Faut croire que ça m’a échappé, que c’est devenu trop gros pour un seul homme. Faut comprendre que lorsque j’ai lancé mon business, les enfants s’ennuyaient grave en Laponie. En dehors du concours hivernal de lancer de petits nains, du cirque des petits nains, de la bourse annuelle aux petits nains et de la foire gastronomique aux petits nains, ils n’avaient pas grand-chose à faire. Mais voilà le vrai fautif : le monde occidental baignant dans sa cupidité, sa gourmandise sans bornes. C’est pas ma faute si c’est le bordel désormais, je ne suis qu’un artisan, moi. J’aurais jamais pensé que ma petite entreprise grossisse autant, soit objet de convoitise. Je voulais me faire du fric, certes, mais c’était pour contenter Santa Maria, mon épouse chérie et regrettée qui m’a quitté il y a douze ans (120 ans pour vous, car le temps passe plus lentement en Laponie). Quand j’ai commencé à gagner de l’argent, elle s’est mise à en vouloir de plus en plus, elle était insatiable, se rendait à la ville plusieurs fois par semaine. Sur la fin elle me reprochait de me laisser aller, d’être trop gros, de ne pas entretenir ma barbe jaunissante. C’était tous les jours pareil, des reproches continuels. Et puis du jour au lendemain elle a disparu, sans que personne ne retrouve sa trace. J’ai bien peur qu’elle ne donne plus jamais signe de vie…
Excusez-moi, je me suis un peu laissé emporter. Faut donc comprendre que je n’avais plus le cœur à l’ouvrage. Faut dire que je me suis retrouvé avec tellement de responsabilités que je ne parvenais plus à assumer, à remonter la pente. Au final, je pense que ces histoires de vol de mon image, de récupération de mon business m’ont été bénéfiques. Cela m’a permis de trouver un peu de temps pour moi, de souffler. Maintenant, je suis beaucoup plus en paix avec tout cela. Et, paradoxalement, j’irais même jusqu’à affirmer que je trouve qu’on met trop à mal tout ce que je me suis efforcé à créer. Avant, les Occidentaux croyaient en moi. Ils fêtaient tous Noël, se réunissaient pour m’acheter de la marchandise qu’ils s’offraient à la fin de l’année. Faut dire que Jésus m’avait pas mal préparé le terrain : les gens étaient chrétiens pour la plupart, athées au pire, mais même ces derniers me faisaient bosser. Maintenant, certains croient en autre chose, en des religions qui les éloignent de moi. Et j’avoue que ça m’embête. Je comprends que les gens puissent croire en des choses variées, mais cela a un impact sur mon boulot. Je me remémore parfois avec nostalgie cette époque où les gens avaient de belles valeurs morales, un vrai sens de l’esthétique. Je pense que les années 40 du XXe siècle furent les plus belles de ma carrière. Les gens étaient plus catholiques, plus blonds.
Il semblerait qu’il n’y ait aucune issue dans votre vision des choses.
Oh, tu sais mon p’tit bonhomme, quand on a mon âge, on voit les choses à sa façon. Je suis plein d’espoir, faut pas croire. J’ai espoir qu’un jour les gens retrouvent le sens des réalités, se rendent compte de ce qui est important : voir ses enfants épanouis, se réunir autour d’un événement qui les réjouit, s’amuser ensemble à Noël. Pour cela, il faudrait qu’ils reviennent à des croyances normales.
J’en profite pour passer un message : pensez aux petits nains tout mignons qui emballent vos cadeaux, célébrez Noël, offrez des présents à vos enfants. Soyez de bons chrétiens. Et n’oubliez pas que je vous aime. Tous.
Un dernier mot ?
Oh oh.
Propos recueillis par Ikë Å.