All Bovarys par la Compagnie A table
To Bovary or not to be
Derrière une mise en scène ludique et un jeu aérien, All Bovarys recèle une analyse acérée de la comédie sociale, aux arguments solides — comme pouvait l’être une armoire normande, dans les années 1840-1850.
Postulat de départ de All Bovarys : le roman de Gustave Flaubert, écrit au mitan du XIXe siècle, serait une représentation actuelle de madame Michu, « cette ménagère de moins de cinquante ans au temps de cerveau disponible à la recherche du bonheur. » Cette quête, pour son héroïne Emma, passe par la lecture d’histoires vibrantes aux envolées romanesques et l’achat d’objets censés la combler (ainsi que le vide de son existence). Une œuvre sur le naufrage de ces êtres que rien ne remplit, et qui finissent par mourir empêchés ; laquelle définissait alors l’entrée de la société dans l’ère du consumérisme et de la définition de soi par l’image que nous renvoyons aux autres, par les signes extérieurs de richesse.
Si le matériau d’origine est, d’après Flaubert, un roman sur rien, aurions-nous de ce fait affaire (par analogie) à un spectacle sur rien ? Bien évidemment non, bien au contraire, car il propose une réflexion sur de nombreuses thématiques telles que la place de la femme dans la société, l’identité de l’acteur (et son reflet dans l’œil du spectateur) ou, plus largement, les affres d’une société de (l’hyper)consommation qui peut engendrer frustration et désespoir.
Le procédé employé pour opérer cette analyse est « l’abolition de la frontière entre la réalité et la fiction » (évangile selon Bourdieu), qui s’applique avec brio à cette création dans laquelle Clara Le Picard, assistée de ses fidèles Anne-Sophie Popon à la mise en scène et Marion Poey aux costumes, consiste en une présentation publique d’un projet autour de Madame Bovary. Un spectacle (dans le spectacle) en quête de financement et dont la finalité serait de confronter l’artiste, accompagnée de sa mère sur scène (Françoise Lebrun, qui interprète son propre rôle), à quatre drôles d’experts chargés de comparer les expériences d’Emma et de Clara, afin de définir ce qui dans la vie de la première correspond à celle de la seconde.
Cette ingénieuse mise en abyme du roman dans la comédie (dramatique), par une succession de tableaux reprenant des moments-clés du livre, a pour but de répondre à cette question lancinante, lancée en préambule : « Si Flaubert a dit “Bovary, c’est moi”, ledit moi pourrait-il être Clara Le Picard ? » Par mimétisme (et une savante écriture), c’est la question que le public vient à se poser, se voyant offrir, en guise d’éléments de réponse, une analyse (quasi) scientifique.
Cette représentation théâtrale double (une pièce qui présente une future pièce), le parallèle entre l’expérience de l’actrice et celle du personnage de fiction, ou encore la présence de sa mère sur scène créent un désordre entre ce qui est vrai et joué, une confusion des sens qui rend le procédé fascinant et exaltant : si, comme le dit sa créatrice, « l’œuvre est l’endroit où le rêve rencontre la réalité », nous voici assurément transportés aux confins des deux.
Cette étude scientifique de la comédie sociale est la patte caractéristique des créations de Clara Le Picard, qui atteste d’un travail de documentation et d’écriture approfondi : une maîtrise du décalage, un sens certain de la dérision, de l’humour, d’une apparente légèreté qui parvient à faire passer avec le sourire les sujets les plus difficiles (le malheur d’être perdu dans ce monde, la déchéance sociale jusqu’au suicide). Le public est constamment mis à contribution, pris dans un flot de chansons (composées par le pianiste Or Solomon), de (sou)rires, de lectures, de citations et de réflexions qui dépassent le « simple » cadre du roman de Flaubert et rendent cette pièce universelle (ou occidentale, tout au moins), subtilement engagée et résolument moderne.
Sébastien Valencia
Pour en savoir plus : www.compagnieatable.com