L’interview : Eva Doumbia
Travaillant entre la France et l’Afrique de l’Ouest, la metteuse en scène de la compagnie La Part du Pauvre propose une série de spectacles inaliénables d’une réflexion politique sur l’identité et le phénomène des migrations. Où un discours radical se superpose sans complexes à la démarche artistique. Rencontre.
Quel est le dénominateur commun de ces spectacles ?
C’est la question des migrations. La Tétralogie des migrants regroupe quatre textes et une expo-spectacle, Enquête en zone d’attente, d’après le livre d’Anne-Leila Olivier. Le texte de Salim Jay, Tu ne traverseras pas le détroit, parle des gens qui s’embarquent pour traverser le détroit de Gibraltar. Exils 4 est un spectacle sur la descendance des migrants. Il ouvre une réflexion sur l’identité avec un point de vue sur l’intime. Attitude Clando parle de la liberté de circuler. Et Les larmes du ciel d’Août raconte le destin de celle qui reste et attend celui qui est parti. Tous ces textes sont poétiques, sauf Enquête en zone d’attente, qui est plutôt journalistique.
D’où vient le nom de la compagnie, La Part du Pauvre ?
La part du pauvre, c’est l’assiette en plus qu’on laisse pour l’ami ou le passant. Ce choix du nom s’incarne dans l’idée d’associer l’exigence artistique à l’exigence politique. Je ne fais pas un théâtre social qui colmate, mais un théâtre qui se bat. Je trouve très important de provoquer des choses. Et je regrette que nous soyons cantonnés dans les quartiers nord pour ces spectacles : nous devions jouer dans le centre ville de Marseille, aux Bernardines. Et là, c’est comme si l’on cantonnait notre spectacle à une zone où vivent des immigrants !
Est-ce que tu dirais que tu fais du théâtre militant ?
Non. Militant de quoi ? Cela ne veut rien dire en français. Je fais du théâtre d’art qui tire son impulsion de la politique. A l’issue de la représentation de Tu ne traverseras pas le détroit, un stand de RESF (ndlr : Réseau Eduction Sans Frontières) est installé dans le théâtre pour informer afin que les gens ne viennent pas simplement voir le spectacle, puis rentrent dormir. Nous avons une parole artistique, mais nous proposons de « faire », d’agir tous ensemble. Nous, dont les parents sont venus d’ailleurs, nous sommes français. Cette France ne doit pas nous être accordée à regret, nous y sommes nés et nous la fabriquons aussi. Lorsque l’on mange un fruit ou un légume importé, on ne lui demande pas ses papiers ! Le fait de « ghettoïser » les enfants d’immigrés devient de plus en plus grave. L’immigration de maintenant qui devrait être choisie, comme disent certains politiques, comme Fillon -économique et non pas familiale- ne signifie rien ! Cela se fait et cela a toujours été comme ça.
Quelle réaction est attendue à l’issue de ces spectacles ?
La réaction que j’attends c’est de ne pas accepter l’inacceptable. Nous vivons dans une société malade, folle, où il devient difficile de rester lucide ; une société de double contrainte permanente, culpabilisante. Le fait de proposer comme RESF un appel à la désobéissance civile est un espoir. C’est une logique de vie et d’humanité, de l’obéissance morale. Mon geste artistique est jugulé à cette action politique. Et la place de l’artiste, à mon sens, est d’ouvrir le débat. Ce travail pose la question du traumatisme collectif imposé à la société par le phénomène des expulsions. En forçant les gens à y assister, impuissants, on génère une culpabilité. Et cela provoque une névrose collective.
Propos recueillis par Bénédicte Jouve
Photo : Harandane Dicko
La Tétralogie des migrants : jusqu’au 23 au Théâtre du Merlan. Avec Exils 4 (le 20), Les larmes du ciel d’août et Attitude clando (les 22 et 23).
Enquête en zone d’attente a été présenté le 13 à l’Espace Julien et Tu ne traverseras pas le détroit, les 15 et 16 au Merlan.