Tunisia de Clyde Chabot par la Communauté inavouable
L’interview
Clyde Chabot (La Communauté inavouable)
Tunisia est le second volet (après Sicilia) d’une écriture autofictionnelle avec laquelle la touche-à-tout Clyde Chabot (comédienne, auteure, pédagogue, enseignante et metteur en scène), à nouveau sous le regard de Stéphane Olry, remonte le temps, interroge son passé familial, son identité française. Textes et images, « archéologie familiale » et fiction offrent une réflexion sur l’histoire et le présent colonial de la France.
Déjà dans votre nom, on pressent une opposition entre fiction et faits-divers, entre culture et politique. Vous avez fait des études à Sciences Po pour « avoir accès à ces hautes responsabilités qui permettent de fonder un cadre plus équitable et généreux. » Un doctorat plus tard, on vous retrouve au théâtre. Lequel de ces deux domaines vous permet d’être la plus efficace dans cette volonté de changement ?
J’ai « fait Sciences Po » à la fin des années 80 avec le désir de m’engager et de modifier les structures de la néo-colonisation vers plus de générosité, notamment dans les rapports entre la France et l’Afrique. J’ai renoncé à tenter d’entrer à l’ENA, en voyant à quelle part de jeunesse, de poésie et de vie il me faudrait renoncer pour y entrer. Passionnée par le théâtre, j’ai découvert d’abord cet art en tant que spectatrice, puis comme assistante à la mise en scène auprès de François-Michel Pesenti à Marseille. Diplômée de Sciences Po, j’ai opté pour un doctorat en arts du spectacle sur « Le Théâtre de l’extrême contemporain dans la société ». Je cherchais à démontrer en quoi ce dernier n’était pas un art obsolète pour agir sur la société, mais légitime et essentiel car permettant de reconfigurer notre perception du réel et nos modes d’action sur le réel. Le théâtre me semble plus à mesure humaine alors que la politique, en visant les superstructures, peut faire perdre le lien au réel.
Pouvez-vous résumer rapidement votre généalogie et le parcours géographique de vos ancêtres ?
Mes ancêtres sont partis de Sicile à cause de la pauvreté qui y régnait pour s’installer en Tunisie. Ils y sont restés pendant deux générations avant de venir en France au moment de l’indépendance de la Tunisie. Ils y découvrent la froideur des Français, qui ne veulent pas qu’on vienne leur « prendre le pain de la bouche ». L’intégration dans la société française se fait en quelques décennies. La culture sicilienne s’est complètement dissoute et il n’y a quasiment pas de traces du temps passé en Tunisie, sauf dans l’alimentation : quelques plats ont traversé les cultures, les générations, les frontières.
Je suis le fruit de cela, intégrée dans la société française avec mes études à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris et ma passion pour le théâtre, et pourtant je cherche mes racines, quelques traces, bribes de ces cultures autres en moi.
Enfant, vous imaginiez vos grands-parents comme des aventuriers sur un radeau. La pièce fait-elle écho à la triste actualité ?
J’ai la sensation d’être la descendante d’une famille nomade. Qui s’est engagée dans deux migrations successivement, deux tentatives d’enracinements.
Indirectement, je souhaite ouvrir le questionnement sur les migrants d’aujourd’hui, sur la possible reconnaissance entre migrants d’hier et d’aujourd’hui. Et inviter chacun à l’ouverture en soi à l’autre, en opposition à la fermeture sur soi, sur ses acquis, ses avoirs.
Selon vous, aujourd’hui, qu’aperçoit-on en premier — si on ferme les yeux sur la grande affiche de publicité pour du hard discount — quand on arrive par bateau à Marseille depuis le Maghreb ?
Après une longue traversée mouvementée du fait des vents, après un détour par le côté Est de la Sardaigne pour se protéger de ces vents, après un long temps de vide à l’horizon, quelques îlots, puis la côte. Assez vite des monuments reconnaissables, le château d’If, Notre-Dame de la Garde, et le MuCEM, un long détour pour aller accoster de l’autre côté de la baie, immense, illuminée de lumière. La France.
Est-ce particulier de jouer Tunisia à Marseille ? Des représentations sont-elles prévues à l’étranger ?
Réaliser la création de Tunisia à Marseille est un rêve éveillé. Parce que le sujet de la pièce est cette migration de la Tunisie vers Marseille puis Aix-en-Provence, parce que cela redouble l’acte fondateur d’accoster là, vécu par ma famille il y a près de soixante ans. Moi aussi, dans une certaine mesure, je renais ici, je fonde un projet dans cette ville, comme eux ont tenté de refonder leur terre pour la deuxième fois.
Je suis très émue également de jouer le projet en Tunisie, à l’Institut Français de Tunis à l’automne prochain, de porter l’histoire d’anonymes dans de grandes institutions. Heureuse aussi de pouvoir retourner dans ce pays que j’ai découvert il y a quelques mois à peine et auquel j’avais rêvé pendant plusieurs décennies. Je vais pouvoir accueillir les protagonistes de la pièce dans le public : le nouveau propriétaire de la maison de mes grands-parents, notre accompagnateur à Tébourba, village d’origine de mes grands-parents, jeune artiste tunisien et mon correspondant à l’Ambassade…
« La peur aujourd’hui est le prix à payer pour les crimes d’hier. » Vous avez nourri votre écriture d’entretiens avec des membres de votre famille. Cette peur, on la ressent sur combien de générations ?
Cette peur était présente chez ma mère, ma tante et mes grands-parents, probablement aussi dans la génération précédente.
Vous avez emmené votre fille de douze ans durant votre voyage en Tunisie, quelles ont été ses impressions ?
Je l’ai interviewée sur place à la fin du voyage. Voici la retranscription de cette courte interview.
« Je sens pas vraiment les origines de Tunisie. Je me dis juste, oui, ils ont vécu là. La Sicile, oui, se dire qu’ils sont partis de là-bas où ils étaient. Puis après d’avoir réussir quand même à refonder une famille. Alors qu’ils avaient tout laissé. Ils avaient juste amené le nécessaire.
Je pense qu’ils se seraient mieux sentis en Sicile. C’était l’endroit d’où ils venaient. Ça venait pas de nulle part. »
Tunisia est un projet très personnel, comment avez-vous travaillé avec Stéphane Olry ?
Ses propositions, essentiellement scénographiques, sont fondatrices. Sa rigueur concernant le texte et la précision du dispositif scénique est aussi très importante. En même temps, c’est véritablement mon projet : il vient sur très peu de séances et se limite à me donner quelques directions… très éclairantes.
Comment procédez-vous pour que l’autofiction invite le spectateur et l’interroge sur sa propre histoire ?
Je cherche dans l’écriture à la fois une grande intimité et une grande sincérité. Je m’adresse au spectateur comme s’il s’agissait d’une personne très proche à qui je pourrais dire les choses essentielles concernant ma famille et son histoire. En même temps, je cherche à ne garder que ce qui m’apparaît essentiel car rejoignant possiblement l’histoire collective. Je choisis des prismes qui peuvent permettre à chacun de reconnaître des fragments de sa propre histoire.
La mise en scène est très sobre, s’appuyant sur quelques images et objets. Je cherche à ne pas encombrer trop l’espace de ma propre personne, à plonger au plus profond de moi-même pour laisser toute place à chacun et à son propre intérieur.
Pourquoi, selon vous, ces dernières années, les auteurs de théâtre s’interrogent davantage sur leur identité et leurs origines ?
Après avoir rêvé de représenter le monde ou le changer, après avoir voulu atteindre des horizons macroscopiques, il me semble assez normal, comme Candide chez Voltaire, de chercher à se connaître et se changer soi-même, à cultiver son jardin. Cela n’empêche pas d’espérer que le théâtre puisse avoir une dimension politique, mais il s’appuie alors sur la cellule, l’individu, l’intime comme zone d’investigation, d’analyse et de transformation possible, dans l’espoir que, par contagion et répercussion, cela puisse modifier l’état général. L’intime est politique car c’est le lieu de conjonction ou de confrontation de l’émotion et des cadres collectifs.
« Etranger partout » ?
C’est un peu le sujet de la pièce. Je conserve une forme d’interrogation volontairement naïve. Comment se fait-il que les migrants d’hier, notamment les pieds-noirs, ne se sentent pas plus solidaires avec les migrants d’aujourd’hui ?
Propos recueillis par Mariel Ag
Tunisia de Clyde Chabot par la Communauté inavouable : les 22 & 23/05 au forum du MuCEM (Esplanade du J4, 2e), dans le cadre du Temps fort Tunisie.
Rens. : 04 84 35 13 13 / www.mucem.org
La programmation complète du Temps fort Tunisie ici