Prendre un râteau, certes, mais pourquoi donc ?
Un ami célibataire — dont je tairai le nom par souci de confidentialité car il n’est jamais bon de tirer sur une ambulance conduite par un chauffeur qui a mal au cœur — m’avouait récemment autour d’un verre, entre deux commentaires footballistiques, que la jeune femme qu’il entreprenait depuis quelques semaines avait fini par lui mettre un râteau. Et oui, depuis la nuit des temps, depuis que le monde est monde, depuis qu’Adam s’est fait croquer la pomme par Eve, l’homme, ce couillon, propose, tandis que la femme, ce succube aux tétons dardés moins par le désir que l’orgueil, dispose — l’inverse est rare, surtout pour les tétons dardés. Et finit, après avoir abattu toutes les cartes de son château (de paille), par prendre ledit râteau, en guise de fin de non-recevoir — malgré le plaisir d’offrir. Aussi dépité qu’amusé, l’ami éconduit me demanda alors, connaissant ma légendaire empathie, pourquoi l’irrecevabilité amoureuse du sexe faible filait souvent la métaphore jardinière, pourquoi ce maudit râteau, pourquoi l’herbe est toujours plus verte ailleurs, pourquoi tant de haine — et de « n » à anticonstitutionnellement ? Je lui répondis alors, tout heureux d’éclairer sa lanterne et d’alléger son karma, que le tout premier râteau de l’histoire de l’humanité (et du cinéma) avait été pris dans Les fiancées en folie de Buster Keaton en 1925. En effet, rebroussant chemin après avoir essuyé le refus d’une prétendante, Jimmy Shannon, incarné par « l’homme qui ne souriait jamais », subit la douloureuse expérience de marcher sur l’outil de jardinage, le fameux râteau, et d’en recevoir le manche en pleine tronche — peut-être un élément de réponse au fait que Keaton arrêta de sourire, défiguré par l’ustensile, mais là je m’égare, hein. Bref, dérivée d’un gag du cinéma muet (le slapstick), cette drôle d’expression que n’aurait pas reniée Nicolas le Jardinier, qui n’a jamais eu la main verte avec les femmes, n’a de cesse, depuis près d’un siècle, d’illustrer le quiproquo entre les hommes et les femmes. Mais, le jour où ils prendront la peine de s’écouter, ils finiront peut-être par lâcher le râteau pour se rouler des pelles. Et cultiver leur jardin secret.
Henri Seard