Par le Boudu de et par Bonaventure Gacon
Les petits riens
Les spectacles de Bonaventure Gacon sont toujours de passionnants voyages, dans lesquels il ne s’agit pas d’aller au cirque mais de le suivre dans un univers.
Créé en 2001 à Avignon, Par le Boudu est l’essence de tous les personnages que Bonaventure Gacon porte en lui et interprète au fil du temps. Ce bourru un peu hirsute aussi singulier qu’envoûtant qui hante ses spectacles ne serait-il pas une seconde peau, un presque double pour Bonaventure Gacon ?
Présenté au CIAM lors de la dernière soirée du festival Jours [et Nuits] de Cirque(s), Par le Boudu était l’un des coups de cœur les plus attendus proposés par sa directrice Chloé Béron.
Dès son entrée en scène, Boudu vous saisit, Auguste inquiétant, aux traits forcés par le maquillage, en haillons, la démarche mal assurée et la gueule en biais. Une sorte de sauvage qui ne laisse rien paraitre au premier abord de la finesse avec laquelle il va tisser devant nous la dentelle très ouvragée et complexe dont est faite l’âme humaine.
Il est là debout dans un silence relatif car éventré par le son rock trop présent du tout proche Grand Cabaret du Magic Mirror. Homicide involontaire envers cet objet fragile, sauvé in extremis par la détermination et l’immense talent de Bonaventure Gacon. Coûte que coûte, dans une désespérance alimentée par la déception de ne pas offrir le meilleur à son public, il se donne jusqu’à nous hypnotiser, nous isoler dans son monde, entre douleur et bienveillance. Un combat supplémentaire vers le respect mené avec son personnage, mi clochard, mi ogre de conte de fées, hors norme et hors société, en tout cas rejeté. Il distille le malaise par petites doses en d’infinies choses dont serait faite la vie d’un moins-que-rien. Il nous entraîne à sa suite en l’illustrant de tout petits riens, de ceux qui disent tout de ce que l’on est vraiment, de quoi le monde est capable, qui d’un détail retracent les états dans lesquels on peut se perdre ou renaître, loin de tout discours, de tout apparat. Boudu est un innocent qui a commis des meurtres réels ou imaginaires, mangé des petites filles, mais toujours avec une candeur enfantine. « C’est moi qui suis méchant ! », revendique-t-il, plus parce qu’on doit lui dire que parce qu’il l’est.
Comme le faisait Zouc, Bonaventure Gacon sait raconter la cruauté de l’enfance restée coincée à l’intérieur. Tout comme mettre en scène, le plus simplement du monde, avec une table de bric et de broc, une chaise en fer et des patins à roulettes, le quotidien de l’exil, l’absurde des situations. Mais il saisit aussi merveilleusement l’instant où tout bascule vers le passage à l’acte, qui pourrait n’être que le trop-plein d’un insupportable isolement souhaitant faire d’autres victimes que soi-même : « Quand elle appelle sa maman, j’aime bien, ça fait des gargouillis dans le ventre. » La solitude a mille visages, que le bruit d’une table que l’on gratte ne peut recouvrir. La solitude a mille visages, qu’une ode à un petit poêlon menacé par la rouille pourrait faire passer pour le récit d’une histoire de cœur guettée par l’habitude jusqu’à la rupture. Bonaventure est plus qu’émouvant, il est vrai et les frissons qu’il nous donne sont ceux de nos propres échecs, que le rire qu’il nous provoque par ses maladresses et ses pirouettes voudrait tourner en dérision.
Oui, Boudu est bien un enfant, comme le sont souvent restés les simples d’esprit, les fous et tous ceux que l’ont appellent marginaux, titulaires de ce trop-plein de sensibilité qu’ils transportent en eux, les empêchant de rentrer dans les cases de la société. Boudu hoquette comme les enfants qui veulent se raconter trop vite mais n’ont pas encore le souffle assez grand.
Boudu fait peur et ensorcelle, mi lui, mi nous. Il va chercher en chacun les bords de pages de nos récits de vie, les coins d’obscurité, gratter la plaie jusqu’à la faire saigner, nous faire rire jusqu’à en pleurer.
Artiste et public vont compagnonner, se mettre en danger dans cette introspection, avancer sur le fil imaginaire de la pensée en constant équilibre précaire entre ambigüité, drôlerie et dureté.
Bonaventure Gacon n’a rien à envier à Michel Simon dans le Boudu sauvé des eaux de Renoir, à qui il a voulu en partie rendre hommage ; il est de sa trempe, celle des grands.
Mathilde Anezin
Par le Boudu de et par Bonaventure Gacon était présenté au CIAM (Aix) le 26/09
Rens. : www.parleboudu.fr
L’Interview
Bonaventure Gacon
Pourquoi continuer à jouer ce même spectacle (solo) depuis plus de dix ans alors que ton parcours est jalonné de nouvelles expériences, de créations d’objets scéniques différents, de collaborations multiples ?
Parce que j’adore faire le clown, que c’est un spectacle qui fait rire et qui amène à l’émotion, et que chaque fois la rencontre est différente. Je ne le joue pas pour moi, je le joue parce que j’aime les sentiments et les émotions qu’il procure au public ; voilà pourquoi je ne me lasse pas…
Es-tu dans la même démarche que le Cirque Invisible ?
Je ne sais pas exactement ce qu’ils ont dans la tête mais je crois que oui… Comme eux, ce spectacle fait partie de ma vie, de moi. Il est dans mon histoire.
Y as-tu changé une virgule, un silence, un soupir ?
L’écriture est la même qu’au début ; ça n’a pas trop bougé ou peut-être quelques notes en plus ou en moins… Mais chaque soir est différent dans la façon d’attaquer, dans l’écoute, le ressenti de la salle, le goût du moment, etc. Alors oui, les silences sont différents, le ton, la couleur de l’émotion. Là est la vraie partition.
Es-tu allé chercher dans tes propres tripes ce qui remue les nôtres face au Boudu ?
Oui, je crois. En tout cas, ça n’a pas été réfléchi ou calculé. J’ai fait ce spectacle à l’instinct.
Au vu de ce qui se passe dans l’actualité, qui serait ton Boudu ?
Je ne sais pas, je n’y ai pas pensé. C’est un clown qui se raconte. Il raconte ses histoires comme pour mieux s’incarner. Je ne le projette pas dans l’actualité ou dans la réalité puisque c’est un clown et que les clowns ont leur place dans tout ça. Aussi pour peut-être nous faire rire et exorciser nos peurs.
La figure du clown ne reprend-elle pas ici son origine, le « klönne », l’homme rustique, le bouffon campagnard loin du clown amuseur pour enfants ?
Si c’est toi qui le dit… En tout cas, je l’espère.
Comment vois-tu cette explosion du cirque un peu partout, coincé entre « nouveau cirque » et cirque pour tous (familial) ?
Je le vois d’un bon œil ! Car j’adore le cirque et les clowns, le spectacle en général…
Mais avec tout ça apparaît aussi du facile, du commercial, du toujours plus… Ainsi la finesse, la poésie sont mises à mal. Il faut faire attention, le cirque comme tout art peut aussi abrutir les foules, faire vendre de la saucisse et des petite culottes.
Mais quand il sert vraiment l’art, le rire, la finesse, le rien… là, j’adore !