Prière de déranger à La Friche Belle de Mai Marseille

Prière de déranger à La Friche Belle de Mai Marseille

Aux arts, citoyens !

 

Penser et jouir de la vie, ou réfléchir à son sens, tel est le programme de la journée festive, réflexive et militante à l’initiative du Collectif du Point Rouge, pour faire notamment réponse depuis la Friche aux propos sur la culture de Marion Maréchal Le Pen… Aux grands maux les grands remèdes.

 

« La civilisation des mœurs dont parle Norbert Elias, ce n’est pas la disparition totale des pensées les plus laides, c’est une société où ceux qui voudraient les formuler sont amenés à contrôler leurs pulsions. » Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis (1)

Lancée avant les attentats du treize novembre, la journée artistique et citoyenne intitulée « Prière de déranger » résonne d’autant plus fort dans les esprits. Voulue comme un grand rassemblement populaire autour des arts plastiques, de la musique et du théâtre, elle tombe à point, à quelques semaines des élections régionales, pour se fédérer autour de l’art et de la liberté d’expression. Il s’agit ici de se réapproprier le débat d’idées et de ne plus laisser le champ de la parole à ceux qui se l’accaparent pour proférer la haine et le rejet de la différence. Ils crieront ainsi la nécessité de la culture dans leurs vies, et tenteront de parler plus fort que celles et ceux qui avilissent le débat de leurs « pensées les plus laides »
« L’art, ce n’est pas nécessairement la transgression. Il a surtout vocation à toucher l’âme et à sublimer le monde », rétorque Marion Maréchal Le Pen. Sachez, mademoiselle, que vous êtes la raison même qui ôte aux artistes le désir de sublimer ce monde. Ce monde où plus personne ne s’étonne de vous entendre plus souvent qu’il ne le faudrait, interviewée comme n’importe quel autre personnage politique que vous n’êtes pas, et dans lequel la transgression résulte en la condition sine qua non de notre survie intellectuelle, et morale. Et pour celui qui se désespérerait de vous voir grimper dans les sondages, son seul réconfort est de se réfugier dans ces mondes parallèles créés par ces artistes que vous ne subventionneriez plus, à l’image de ceux qui s’adonnent aux points rouges, aux carrés noirs ou aux triangles jaunes… C’est d’instruction dont vous semblez manquer quand vous assignez à quelques bobos la capacité de s’extasier devant des formes géométriques, sans savoir que l’abstraction géométrique est née d’une tout autre intention : celle de ne plus s’adresser à une élite mais au peuple, celle d’universaliser l’art en créant un langage qui parlerait à tous et qui ne nécessiterait aucune culture préalable. Peut-être est-ce cela qui vous chagrine, la question d’un art pour tous ? Vous rappeler enfin que la peinture, qu’elle soit figurative ou abstraite, demande de l’instruction et que même La liberté guidant le peuple ne s’aborde pas sans la médiation d’un spécialiste. « Pour cela, pas besoin des théories fumeuses de diplômes censés nous aider à comprendre cet art d’élite, inaccessible », dites-vous.
A Barbara Satre, co-directrice de la galerie Béa-Ba à Marseille, de répondre : « L’abstraction a toujours été prise pour cible car c’est l’art qui s’oppose au totalitarisme et à la haine de l’autre. » Quelques jours après les déclarations de l’extrémiste, elle réagissait vigoureusement en publiant un communiqué dans lequel elle répondait au dédain vis-à-vis des artistes contemporains, voire aux menaces quant à la suspension des subventions envers ceux qui encouragent ce que d’autres ont appelé « l’art dégénéré ».
Dans le même temps, un manifeste, déjà signé par plus de cinq cents personnalités du monde de la culture, partait de la Friche. De la nécessité des points rouges, publié dans notre numéro précédent, rappelait l’extrême nécessité d’une culture où toutes les expressions sont soutenues et encouragées, même si, faut-il le rappeler, nous ne sommes pas tenus en tant que spectateur d’adhérer à tout ce que les artistes nous proposent.
Comme l’explique la philosophe Marie-Josée Mondzain, cette diversité est garante du dialogue, du discours et du débat qui fondent et consolident une société dans laquelle les idées s’opposent et se discutent, pour qu’elles avancent et que les opinions évoluent au lieu de se radicaliser. L’art nous propose de se confronter à l’autre, et donc à l’altérité, à ses points de vue, et d’étayer notre propre pensée. L’art est un outil de ce que Gilbert Simondon puis Bernard Stiegler désignent comme la « trans-individuation » : il laisse à l’autre la possibilité de nous changer, en somme.
Le vingt-huit novembre, prière donc de vous laisser instruire par Paul Ardenne lors de sa conférence « Point Rouge et autres facéties artistiques ». Prière aussi d’intervenir pendant le débat autour de la question de la transgression et de l’art avec l’artiste agitateur Julien Blaine, Pakito Bolino (directeur du Dernier Cri), François Barré (ancien président du Centre Georges-Pompidou ou des Rencontres photographiques d’Arles) et Bernard Foccroulle (directeur du Festival d’Aix). Laissez-vous aller à l’étonnement face aux performances qui auront lieu toute la journée, participez à la grande œuvre collective, une fresque de 250 mètres carrés à base de points rouges. Au programme aussi, de la musique avec Radio Grenouille et sa « playlist inédite et idéale », des concerts pour retrouver John Cage, et le soir, place à la fête avec un Dj set, histoire d’exulter en beauté toutes les tensions de ces dernières semaines…
Il n’est pas de hasard. Si le Front National semble aujourd’hui s’intéresser de très près à la culture, comme en témoignent les récentes déclarations, mais également le tract abscons distribué à la sortie des théâtres marseillais depuis quelques jours, vantant la défense d’une « culture enracinée, ciment idéologique de la Nation », prônant d’en finir avec « des créations élitistes et trop abstraites » et proposant de retrouver « l’émotion du vrai, du beau, du grand », c’est bien que le parti a fini par comprendre que la culture demeurait l’arme la plus efficace pour combattre ses idées haineuses.
Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis : « Il y a des individus dont on préférerait qu’ils se taisent, non par la force, comme on ne manquera pas de nous en accuser, mais, au contraire, en leur faisant comprendre que leurs discours ne méritent rien d’autre que le mépris. Les idéologues de l’extrême droite peuvent bien penser ce qu’ils veulent, l’essentiel est qu’ils n’osent plus le dire sans encourir le discrédit. »

Céline Ghisleri

 

Prière de déranger : le 28/11 à La Friche Belle de Mai Marseille.
Rens. : 04 95 04 95 95 / www.lafriche.org

 

Notes
  1. Manifeste pour une contre-offensive intellectuelle et politique par Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis, dans Le Monde daté du 26 septembre 2015[]