Children of Nowhere de Fabrice Murgia par la Cie Artara au Théâtre du Jeu de Paume
Mémoire vive
Le Liégeois Fabrice Murgia met en scène la communauté chilienne tenue prisonnière au milieu du désert d’Atacama dans les années 70, et questionne la façon dont les souvenirs impactent notre quotidien.
Ghost Road 1, de Fabrice Murgia, partait à la rencontre de ces personnes qui se sont volontairement mises en marge de la société pour rejoindre le désert américain et ses paysages hors-normes, le long de la mythique Route 66. Ils étaient filmés par Benoît Dervaux sur une partition musicale de Dominique Pauwels. Dans Children of Nowhere (Ghost road 2), la musique, toujours de Dominique Pauwels, passe au premier plan avec la présence sur scène du quatuor à cordes Aton’ & Armide, accompagné de la soprano Lore Binon…
Le jeune metteur en scène s’intéresse cette fois-ci à une autre ville fantôme : Chacabuco, où se sont retrouvés emprisonnés ces Chiliens qui, avec la chute d’Allende en 1973, ont perdu leur rêve d’un nouveau pays en même temps que leur liberté. Ces ouvriers, intellectuels, hommes politiques, artistes, ont été placés par Pinochet en résidence fermée dans cette ancienne ville minière perdue au milieu du désert d’Atacama. Ils ont résisté à l’exil loin des leurs, à la répression, à la terreur, en recréant sommairement une communauté humaine et artistique dans ce camp.
La magistrale Viviane de Muynck, connue pour sa voix si particulière, et qui ne manque pas d’autodérision (« Il faut fumer beaucoup pour en avoir une pareille ») est la « voix-mémoire » de cette histoire. Elle est même allée rencontrer certains de ces survivants, au Chili, avec la complicité de la caméra de Jean-François Ravagnan et Giacinto Caponio. Un regard documentaire auquel s’ajoutent des images plus fictionnelles, d’une très grande beauté, où l’on voit Viviane évoluer dans le paysage chilien. Il faut souligner que Jean-François Ravagnan, qui a réalisé la quasi-totalité des vidéos pour la compagnie Artara de Fabrice Murgia, est aussi assistant réalisateur sur plusieurs longs métrages belges, dont ceux des frères Dardenne, et vient de signer un poignant court métrage, Renaître.
En aidant ces hommes à se souvenir, Viviane met à jour ce qui nous préoccupe tout particulièrement : le rapport entre culture et oppression. « Ce centre est devenu une sorte de lieu de création pour garder leur humanité, afin d’avoir des conversations qui allaient au-delà de leurs situations dramatiques. La culture aide à rêver, à repenser la réalité, à renouer avec les rêves d’antan et ça rend les gens plus forts. Il y a des hommes qui ont souffert et qui parlent quand même avec un certain humour de ce qui s’est passé. Il s’agissait de savoir comment on peut survivre à un passé dur, aussi au niveau d’un pays. Fabrice avait une certaine pudeur à montrer ce spectacle-là à Santiago du Chili, dans le lieu où l’on ne veut pas se souvenir. Finalement, c’est en disant sur scène ces choses omises que l’on remercie les gens d’avoir voulu partager ce passé avec nous. » Une fois de plus, la culture se pose comme un des derniers remparts de l’humanité, un espace de liberté face à l’ostracisme.
Viviane de Muynck, parfaite, interprète seule sur scène le texte que Fabrice Murgia a tissé à partir du kaléidoscope des témoignages de son carnet de voyage. Elle est le témoin d’une certaine période. Elle donne corps à leurs non-dits. Alors que la jeune soprano Lore Binon semble garder quelques espoirs en chantant les poèmes de Pablo Neruda, mort à Santiago du Chili après le coup d’Etat de Pinochet. Fabrice Murgia, adepte des dispositifs vidéo, affectionne tout particulièrement que se superposent ainsi sur scène plusieurs plans avec l’idée de ne pas se sentir au théâtre.
A presque soixante-dix ans, Viviane de Muynck, véritable égérie de la scène belge, représente le lien entre deux générations de metteurs en scène, représentées par Jan Lauwers et Fabrice Murgia. Un Flamand et un Wallon. Le compagnon de route de la Needcompany depuis plus de vingt ans. Celui qui nous la fit découvrir dans l’inoubliable Chambre d’Isabella en 2004. Mais aussi le jeune prodige — révélé au Festival d’Avignon 2014 avec Notre peur de naitre — qui sublime son âge. Et, hasard de la vie, respectivement les Lions d’or et d’argent de la Biennale de Venise 2014.
Viviane de Muynck ne faisait initialement pas partie de la distribution de Children of Nowhere mais, ravie de cette première collaboration, elle a accepté de travailler à nouveau avec Fabrice Murgia : « J’avais fait Ghost Road en raison du grand enthousiasme de Fabrice. Il avait un propos que l’on n’entend pas normalement au théâtre, il voulait faire une chose nouvelle. Et puis, qu’un jeune homme veuille parler de personnes plus âgées était surprenant, et touchant. »
Marie Anezin
Children of Nowhere de Fabrice Murgia par la Cie Artara : du 21 au 23/01 au Théâtre du Jeu de Paume (17-21 rue de l’Opéra, Aix-en-Provence).
Rens. : 08 2013 2013 / http://lestheatres.net
Pour en (sa)voir plus : http://artara.be