Le jazz à nu
Chanteuse anglo-française installée à Marseille, Anna Farrow voit sa carrière décoller : sortie d’un premier album, Days and Moods, remarqué par de nombreuses radios, tournée française et asiatique…
D’abord, il y a une voix. Et quand on sait la richesse vocale de la scène jazz régionale (de Cécile Mc Lorin Salvant à Virginie Teychéné pour ces dames, en passant par Kevin Norwood pour ces messieurs), on se dit que notre impétrante a un sacret toupet. Or, la dame sait y faire, variant les intonations, les débits et les volumes au point qu’on finit par se demander si elle ne serait pas inclassable. N’empêche, on ne peut que saluer une quête de la limpidité dans l’expression : plus que d’une recherche de la pureté, dont on ne soulignera jamais assez le racisme esthétique, il s’agit bien d’un chemin vers une transparence vocale rappelant l’extrême simplicité du chant folk d’une Joni Mitchell notamment — n’oublions pas les collaborations de cette dernière avec Jaco Pastorius, notamment sur l’album Mingus. Un contemporain pourrait y voir des inflexions pop, alors même que le jazz vocal se nourrit du chant populaire et de son souci de clarté, par son appétence pour les mélodies. Or, la présence d’un voile sur les inflexions du chant ne manquera pas d’imposer la chanteuse dans le registre jazzistique : sans aller jusqu’à la raucité d’une pure chanteuse de blues, et bien qu’elle cite volontiers Dinah Washington ou Patti Smith, ce voile est signe de respect pour le patrimoine des chanteuses de notes bleues. Ainsi, de ses imperceptibles frottements du larynx sur une livraison de Feeling good, jadis magnifiée par Nina Simone, ou encore par ses tentations soul sur un Hold On que l’on verrait bien remixé pour les dancefloors, la miss n’en suit pas moins les traces de contemporains dans le domaine de la voix, confiant aussi son goût pour Lauryn Hill, Angie Stone ou Gregory Porter. Les révélant même, dans un art du parlé-chanté des plus mobilisateurs, glissant jusqu’au murmure dans une quête de complicité avec le public.
Car si la belle a des convictions, elle les suggère plus qu’elle ne les assène. « Face à un monument comme Strange Fruit (ndlr : l’hymne antiraciste de Billie Holiday), je m’incline », déclare-t-elle, consciente de l’inaccessibilité de tels sommets. Assumant des « messages d’espoir qui feraient écho au quotidien », ses mélodies et ses textes sont intimement liés. Qu’il s’agisse du narquois Happy Fool, hommage à Charlie Chaplin, dont le découpage musical délié rappelle la force et la faiblesse de l’homme de cinéma, ou de la magnifique ballade A Little Help, chanson d’amour perdu, où son identité se délite et se reconstruit dans un allongement des notes à faire frémir les plus insensibles. Anna Farrow n’hésite pas à se dévoiler, avouant un « besoin de grandir », affirmant son caractère bien trempé jusque dans le fait de poser en tenue d’Eve sur la couverture de l’album, son corps nimbé d’une projection art déco de la plasticienne polonaise Tamara de Lempicka : il s’agit d’un dévoilement corps et âme, body and soul en quelque sorte (outre le fait qu’elle dit ne pas avoir su comment s’habiller pour la photo). Nul besoin pour elle cependant de « crever l’écran », jusque dans ses rapports avec les musiciens qu’elle considère comme des égaux, sans pour autant lâcher l’affaire lorsqu’il s’agit d’affirmer qu’elle conduit le projet : « J’ai su dire, non sans quelques difficultés parfois, ce que je voulais ou pas et ce que j’entendais en groupe pour cet album. » On concevra que cela n’allait pas forcément de soi, que ce soit aux côtés du pianiste Ben Rando, cosignataire des compos, nanti d’une carrière des plus remarquables, ou de la rythmique Cédric Beck (batterie)/Sam Favreau (contrebasse), déjà repérée notamment aux côtés de Kevin Norwood — le batteur et le pianiste ayant reçu de leur côté le prix d’improvisation du Festival de Jazz de Paris-La Défense pour le projet Far Away avec leur ensemble instrumental Dress Code. Elle revendique cependant pour elle le choix d’improviser vocalement en live, principalement en mots, ceux qui lui viennent dans le moment, avouant que le scat n’est pas sa « came ».
Anna Farrow trace ainsi son chemin, dans une fragilité feinte et sans fausse modestie. Sur son album Days and Moods, qui signifierait « Des jours et des états d’âmes », elle se fait l’écho de ses voyages dans les métropoles planétaires (Londres, New York, Sydney…), de son parcours d’autodidacte (bien qu’elle ait fait des études artistiques, notamment en écriture, et qu’elle avoue avoir « essayé puis vite lâché le conservatoire » avant de sévir en duo avec son pianiste sur les scènes régionales principalement), de ses errances et questions existentielles de jeune femme occidentale : « Il faut s’imprégner de son environnement pour avoir des choses à dire. » Avec ce premier disque enregistré dans le studio de Ben Rando, à Rognes (studio Eole), édité par le label Onde Music de ce dernier, l’album d’Anna Farrow cartonne déjà sur FIP, TSF, RFI et d’autres stations, grâce notamment à une distribution internationale garantie par la signature avec Ropeadope (label américain de jazz d’exigence — Mark de Clive-Lowe, Snarky Puppy et Christian Scott au catalogue, excusez du peu…). Son audace ne rencontre désormais plus de limites. Elle annonce d’ailleurs vouloir tester de nouveaux morceaux lors de sa prochaine tournée asiatique. A suivre, ici et ailleurs.
Laurent Dussutour
Concerts
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le 22/01 au Petit Duc (1 rue Emile Tavan, Aix-en-Provence), avec Julien Baudry.
Rens. : 04 42 27 37 39 / www.lepetitduc.net -
le 23/01 à l’IMFP (95 avenue Raoul Françon, Salon-de-Pce).
Rens. : 04 90 53 12 52 / www.imfp.fr -
le 28/01 Le Cri du Port (8 rue du Pasteur Heuzé, 3e).
Rens. : 04 91 50 51 41 / www.criduport.fr
Dans les bacs : Days & Moods (Onde Music / Ropeadope)
Pour en (sa)voir plus : www.anna-farrow.com
Pour en (sa)voir plus : www.anna-farrow.com