Edito 229

Edito 229

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Et vogue la galère…

« Oh pauvre ! » Dans la bouche d’un Provençal, cette locution évoque l’espoir de ne pas voir arriver quelque chose ou, si c’est déjà trop tard, la compassion avec le malheureux bougre. Je ne doute pas qu’à la vue de ces belles photos, la réaction ne soit celle-là. Le magazine Vogue India, dans son numéro d’août, a trouvé très fin d’affubler de pauvres villageois indiens d’accessoires de mode très chics, très chers. Un enfant dans les bras d’une vieille femme édentée porte autour du cou un bavoir à 100 $ ou un paysan pieds nus abrite sa femme du soleil à l’aide d’un parapluie de luxe. Le logo s’insère partout. Sa promotion est la mission de centaines de happy few en direction des millions de leurs victimes. Et ils se régalent à narguer la masse de l’humanité qui subit les exactions de la frange.
Vous me direz : « T’affole pas, c’est pas nouveau. » A Salvador de Bahia au Brésil, la chapelle des églises où se serraient les esclaves au XVIIIe siècle est littéralement couverte d’or. Aujourd’hui, le Pape chausse des Prada et des lunettes Gucci, son uniforme haute couture coûte un bras. Et un bras de Pape, ça pèse. Mais dans un pays où l’équivalent du total de la population européenne survit avec moins de 1,25 $ par jour, le pauvre sert de modèle dans les magazines de mode ? On peut se limiter à penser que ça se passe en Inde, un pays dont on ne connaît pas les castes et coutumes. Mouais. Mais dans la galère que partagent des milliards d’êtres humains, qu’au moins ceux qui ne rament pas ne la ramènent pas.
Et ledit Provençal de s’esclaffer de plus belle. « Oh pauvre ! » Il lit les journaux, écoute la radio : il n’en croit pas ses yeux et ses oreilles. Les plus fervents bigots du dogme de la main invisible (1) se mordent aujourd’hui les doigts et se flagellent en public. Le système financier international qu’ils ont glorifié pourrait disparaître. Un corridor humanitaire a été ouvert en urgence pour réalimenter ces banques devenues faméliques en argent public (2). L’Etat Providence qu’ils rudoyaient n’a jamais si bien porté son nom. Et tous ces commentateurs avisés d’encenser aujourd’hui la réglementation, le contrôle et l’intervention d’Etat. Jean-Pierre Gaillard doit se retourner dans son placard. Pour leur sauver la mise, les contribuables que nous sommes vont devoir mettre la main à la poche alors qu’en toute justice on leur foutrait bien dans la gueule. « Oh pauvre ! »

Victor Léo

Notes
  1. Ce n’est pas un avatar de l’Ordre du temple solaire, mais un dangereux mouvement de pensée économique qui sévit depuis trente-cinq ans au sein des gouvernements de la planète en prônant systématiquement le laissez faire plutôt que l’intervention publique. []
  2. Les chiffres sont indécents : quand on estime que cinq milliards de dollars par an suffiraient à nourrir les 850 millions d’affamés, des milliers de milliards de dollars sont sortis de nulle part depuis le début de la débâcle financière en août 2007. []