Le talentueux M. Harold
Il y a trois ans, Abstraxion décrochait son premier portrait dans ces pages pour évoquer la sortie d’un remarquable premier album. Le deuxième arrive en octobre : sera-t-il aussi bon ? Partons vérifier ça sur place en compagnie de l’intéressé.
Petit rappel des faits : courant 2013, en pleine année Capitale, un petit buzz s’installe autour d’un musicien d’ici dénommé Abstraxion. Ni une, ni deux, nous descendons dans le bocal pour barboter un peu avec nos requins de confrères, et finissons par rencontrer en aparté, dans une villa sise à Malmousque, un jeune homme aussi affable que réservé. Une personnalité sincère, brillante et cultivée, bref : le genre d’oiseau que l’on ne croise pas tous les jours à Marseille sur le créneau électronique. Abstraxion, de son vrai nom Harold Boué, nous raconte alors une ascension très graduelle : père musicien qui le pousse à aller dans cette direction, apprentissage des outils de création propres à la génération internet, premier label fondé en 2005 (Biologic Records), premiers maxis déterminants en 2011 pour la maison Pias… Puis tout s’accélère dans les deux années qui suivent : Abstraxion attire la curiosité de quelques pontes de l’électro esthétiquement intouchables (James Holden, Ivan Smagghe, Erol Alkan, Caribou…) et finit par sortir son premier album, Break Of Lights, sur deux labels new-yorkais simultanément. Pourquoi tant d’amour ? Aussi à l’aise dans l’exercice du pilonnage (une techno incisive mais gorgée de mélancolie) que dans celui de la contemplation (ses longues plages d’electronica rêveuse), Abstraxion ne tranche pas, et donc, il ne triche pas. Il s’est construit son petit monde, il est à fond dans ce qu’il fait, et il sait exactement où il va. Si on le suivait ?
Le champ des Possibles
Nous avions retrouvé Harold fin 2014, au moment où il sortait d’une première résidence de création au Cabaret Aléatoire pour préparer son nouveau live. Il se voyait bientôt confier la direction artistique d’une série de soirées bimestrielles en ces mêmes lieux, et avait pour cela monté un collectif avec quelques amis (graphistes, vidéastes…) : le Laboratoire des Possibles. Derrière cette opportunité, une idée simple : faire venir à Marseille le gratin de la scène club underground, s’aligner à terme sur les grandes villes européennes qui font référence en la matière, et accueillir les artistes à domicile afin de pouvoir tisser des liens avec eux. Force est de constater aujourd’hui que le pari, toujours risqué dans un milieu réputé versatile, a été tenu : chaque soirée a fait salle comble, et des gens comme John Talabot, Levon Vincent, Axel Boman ou Tama Sumo (parmi d’autres) ont honoré de leur présence la « marque de fabrique » LAB et ses choix audacieux… Evidemment, le geste est intelligent : en établissant une relation de confiance avec ses invités, Harold a pu étoffer son réseau et se positionner clairement comme un artiste d’envergure internationale. Car c’est bien de cela dont il s’agit : le jeune trentenaire a beau être installé à Marseille, il est aujourd’hui évident que son avenir se jouera bien au-delà. D’abord parce que le Laboratoire des Possibles entend opérer de plus en plus de croisements entre les expressions artistiques (danse, performance, art contemporain…) avec des artistes qui viendront souvent de très loin (en témoigne cette soirée organisée en décembre avec les tauliers du label berlinois Ostgut Ton, bien connus pour être également aux commandes de l’emblématique club Berghain). C’est cet esprit-là que le collectif va tenter d’inoculer à sa ville : un clubbing ouvert à toutes les expériences mais qui respecte l’autre, un clubbing adulte en somme, loin de ce que l’on trouve habituellement à Marseille. Ensuite, la carrière balbutiante d’Harold va logiquement l’amener à voyager de plus en plus, puisque « faire de nouvelles rencontres ouvre toujours de nouvelles perspectives. » Le garçon a en effet une vision artistique très précise qui le pousse à s’entourer des meilleurs, quelles que soient leurs origines : ses vidéos, l’artwork de ses disques et même sa communication sont ainsi gérés par des gens qui doivent coller le plus possible à sa musique. Rien n’est laissé au hasard. Et surtout pas la musique.
Boucler la boucle
Voici donc, enfin, le cœur du sujet. Depuis la sortie de son premier album, il y avait bien eu quelques maxis disséminés ici et là, mais soyons clairs : ce que chacun attendait, c’était la suite. Le « toujours difficile deuxième album », celui qui peut voir un artiste faire du sur-place (par manque de burnes) ou opérer un virage à 180° (par manque de lucidité). Encore une fois, Abstraxion n’a pas tranché : il est parti dans la seule direction qui vaille dans ce cas de figure — le changement dans la continuité. Seulement pour ça, encore faut-il avoir une esthétique propre, singulière. Celle d’Abstraxion est faite de blanc, de noir et de beaucoup de gris, elle est à la fois physique et contemplative, sensible, sensorielle, et de plus en plus… minérale. She Thought She Would Last Forever (quel titre !) est donc l’album qui va emmener son géniteur un peu plus près des étoiles. Plus cohérent, plus abouti et mieux produit que son prédécesseur, le disque a pourtant été enregistré dans des conditions similaires, avec le même matériel (souvent analogique) et toujours en provoquant ces « accidents heureux » par le pilotage simultané de plusieurs machines. Mais voilà, tout ici fait sens. Chaque note, chaque chose est à sa place. Spazieren, le premier single à en être extrait, est étonnamment un long mantra crépusculaire (il opère une réelle césure dans l’album) joué sur un tempo très lent : du pain bénit pour les producteurs conviés à réaliser les remixes, mais aussi un bel exercice à contre-emploi (qui, de l’aveu même d’Harold, en appellera d’autres). Et puis, il y a cette chose : le morceau qui donne son titre à l’album. Une boucle toute simple, mais une boucle universelle, autour de laquelle Abstraxion tourne pendant de longues minutes. Peut-être une boucle qui le dépasse, mais qui pourra donner à quiconque s’en approchera — quiconque — l’occasion de toucher du doigt ce que doit être l’infini. Ce disque est une réussite, franche, limpide. L’état de grâce qui l’habite, finalement, relève sans doute de paramètres assez privés. Le passé, c’est du marbre. Le futur ? Il appartient aux romantiques.
PLX
Dans les bacs le 10 octobre : She Thought She Would Last Forever (Biologic)
Rens. : www.abstraxionmusic.com