Travel book Paris - Vuitton

Identités remarquables : Brecht Evens

Planches de salut

 

Il est l’auteur de l’affiche du Festival d’Art Lyrique d’Aix 2016 et son exposition Le meilleur des mondes a fait entrer la BD à l’Archevêché. Le milieu artistique se l’arrache pour faire ses couvertures, la mode l’invite, les amateurs de BD et les aficionados des Rencontres du 9e Art d’Aix ne jurent que par lui. Le Flamand Brecht Evens est l’artiste incontournable du moment. Et il arrive en Provence.

 

S’il est né dans le gris de la province du Limbourg en Flandre, les couleurs sombres ne hantent pourtant pas les dessins de Brecht Evens. « Pour ceux qui ne connaissent pas le coin, j’en fais toujours une description très bucolique où l’on va à cheval à la messe le dimanche et où on cuisine ses steaks sous la selle comme les Huns », ironise-t-il. Facétieux, secret, joueur, charmeur, Brecht Evens aime par-dessus tout brouiller les pistes, ne pas être là où on l’attend.
Depuis sa découverte à Angoulême en 2009 lors d’une exposition collective sur la BD flamande, il est devenu, en seulement trois albums (Les Noceurs, Les Amateurs et Panthère chez Actes Sud), la nouvelle coqueluche de la bande dessinée.
Indéniablement polymorphe comme le personnage Panthère de son ouvrage éponyme, qui l’a révélé, Brecht Evens n’aime pas les cases, pas plus pour y être enfermé que pour y écrire ses dialogues. « Pour mon premier livre, Les Noceurs, je voulais pouvoir faire de belles compostions sur la page, avec tous les éléments très libres, souvent sur fond blanc. Pour ça, les bulles ne pouvaient pas marcher. Donc j’ai eu l’idée d’avoir un code qui définit un personnage et avoir la couleur du dialogue qui correspond. Je n’ai surement rien inventé. » Son code couleur a une esthétique de notation de livre, ce qui est agréable, instaure un rapport direct. « C’est beau quand un livre a un air spontané. »
En aucun cas clone de ses protagonistes, pas même de Robbie le dom juan héros des Noceurs, malgré leurs quelques traits de caractères communs, Brecht Evens s’inspire d’amis ou retranscrit des scènes vues ou racontées pour élaborer ses scénarios.
Emmitouflé dans un caban élimé acheté en fripe assorti d’une écharpe en laine jaune informe, les cheveux en bataille sûrement dus à ses nuits agitées à faire la noce ou à dessiner, installé nonchalamment sur sa chaise face à son demi, il est plus lunaire qu’icône, plus captivant que dandy parisien. Un rien de détachement dans le regard.
En bon Belge, il a reçu l’autodérision et l’humour en héritage, ce qui garantit l’humour et éloigne la suffisance. Ce qu’il fait s’avère aussi drôle qu’étrange. Tant au niveau du propos — comme par exemple le scénario très ambigu de son Panthère qui flirte avec l’inceste — que du style de ses planches, très proche de la peinture, coloré, un peu cubiste, empli de mystère, avec une obsession du détail, un travail important sur le décor non pas pour y promener ses personnages mais comme moment dramatique, façon Hitchcock.

 

La BD comme un jeu d’enfant

Pour lui, faire de la BD s’apparente aux jeux d’enfant. « Dans une cour de récré, les gosses inventent des histoires à voix haute. Faire cela sur papier n’est pas si différent. Cela utilise le même procédé d’aspirer à être, d’avoir l’ambition de composer un personnage. »
Son expression graphique est résolument ancrée du côté de la peinture. Il utilise l’écoline, l’aquarelle, parfois un peu de Posca. Lui affirme faire avec ce qu’il a sous la main, « un peu de gouache, un peu de bordel, ce qui sort du pot. C’est simple, je peux t’apprendre, il suffit de défoncer la perspective, faire disparaitre une silhouette noire dans une ombre noire… »
Et même s’il s’est récemment essayé à des grands formats et à peindre sur toile, il ne souhaite pas se diriger dans cette voie en raison de son affection trop grande pour la narration. De même que l’idée d’une toile unique partant en collection privée ne satisfait pas son désir de culture démocratique à laquelle il peut contribuer avec ses ouvrages. Il se bat d’ailleurs pour conserver des prix accessibles. Il aime l’idée que son lecteur ramène chez lui un objet d’art qu’il pourra consulter et relire X fois plutôt qu’un tableau onéreux que l’on finit par ne plus voir accroché au mur. « Personnellement, je suis un gosse moderne qui va rarement au musée et consomme sur catalogue ou écran ce dont il a besoin. Je m’inspire pas mal d’art contemporain et de peinture classique. » Il rend quelques hommages notamment à Matisse et David Hocney dans Les Amateurs. « Ce que je fais aussi assez souvent, c’est d’essayer des techniques d’artistes, de les appliquer à mon travail. Ce qui te permet à tes moments arrogants de te dire que tu sais faire comme eux, que Picasso n’a pas de secret pour toi. » Rires.
Issu d’une famille de professeurs de langues, il définit avec humour son milieu comme « culturel gentil mais pas élitiste. » Il en a sûrement gardé un côté militant et généreux. Il offre ainsi souvent ses dessins pour des bonnes causes (affiches pour des rassemblements, vente au profit de l’accueil des réfugiés…). Parfois, il aide des amis pour des parutions, comme la couverture du magasine 9e Art, ou celle du numéro 6 de la revue Madame de Tristan Séré de Rivières.
Ces derniers mois, il a réalisé un Travel Book Paris pour Vuitton, la couverture du DVD et du blu-ray du Roma de Federico Fellini, l’affiche du Festival International d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence, des imprimés pour la ligne de prêt-à-porter Cotélac (un nouveau motif, celui de Panthère, verra le jour l’été prochain). Il prépare également une mappemonde de la Poésie Lyrique en litho qui sera en partie dévoilée en janvier 2017 au Gedichtendag en Flandre.
La joie du dessin le guide immanquablement.
De l’enfance, Brecht regrette la liberté, l’intense concentration et la spontanéité qui l’amènent, plongé dans une espèce de transe, à produire dix pages dans une journée. « Petit, j’étais très frugal, très économique, je dessinais des deux côtés de la feuille, ironise-t-il. C’était un style très BD BD, les cases, le crayon… Tous ces dessins sont dans un classeur quelque part chez mes parents. Maintenant, je fais différemment, j’écris d’abord, des sortes d’esquisses de scénario, puis je fais des croquis pour mettre en place les choses. Je suis davantage dans le contrôle, il y a plus de phases de création. Je ne gère plus les choses sur papier comme quand tu es gosse et où tu es en train de vivre dans le monde et de l’inventer en même temps. »

 

La vie comme un roman

Si la couleur explose dans ses planches, ses dialogues parfois surréalistes fusent comme des répliques d’Audiard ou des petits instantanés de vie. Même s’il ne l’aime pas le terme « roman graphique », il semble avoir été créé pour lui. Il dit que ses BD ont maintenant atteint la forme d’un long métrage, mais ne souhaite ni leur adaptation cinématographique, ni faire du ciné roman. « Je veux raconter un genre d’histoire ou le faire d’une façon qui ne soit possible qu’en BD ou en image. Je fais tout ce qui est spécifique au médium. Idéalement. Ce n’est pas un dogme non plus. »
La beauté de son graphisme, haut en couleur, rend son univers facile d’accès. Or, il s’y cache des secrets et des zones d’ombre. Brecht donne à voir un monde très riche et complexe ; d’un trait, il croque une humanité, trace une douleur, dévoile une faiblesse. Il y loge un peu de cruauté, un brin de cynisme et beaucoup d’authenticité. De fait, même éloignés de nos quotidiens, ses personnages nous parlent. « Ouais. Gentil cruel alors. J’aime les personnages, mais je les ridiculise un peu. »
Brecht Evens dessine des études de milieux, ce qu’il définit comme « une exploration du monde. Les Noceurs parlait des sorties urbaines de gens qui avaient vingt ans comme moi à l’époque, Les Amateurs des trentenaires et de l’ambiance d’un festival d’art à la campagne, chose qui m’était totalement étrangère tout autant que la collaboration avec d’autres artistes qu’elle décrit. » Cette méditation sur l’art rejoint un thème précédemment abordé chez Evens : l’observation d’un groupe déterminé via la place de l’autorité, de l’admiration, des ambitions de chacun. « Le prochain, Les Rigoles, reprendra l’univers des Noceurs. Panthère était différent, un huis clos, un thriller comédie qui comportait quelque chose de très théâtral que les autres n’ont pas. Tous mes livres ne sont donc pas des expériences vécues mais des curiosités, des témoignages fictionnels non documentaires. Le côté “fantasy” est plus intéressant. En fait, si un sujet m’attire, c’est parce que je ne le maitrise pas totalement. J’utilise le livre comme une façon de l’explorer par l’imaginaire, parfois au moment même où je suis en train de le vivre dans la réalité. Dans Les Noceurs par exemple, personne ne prend de drogue, ce qui n’est pas du tout réaliste dans des grosses boîtes de nuit (rires). Ou que tout le monde soit habillé style rétro… Il s’agit simplement d’une ambiance que je crée. Avant de commencer à écrire Les Amateurs, je pensais à une atmosphère mystérieuse de campagne, le bruissement des feuilles, jour ensoleillé puis nuit sinistre… Je me disais que ça allait avoir un côté Lynch, s’amuse-t-il. Au fur et à mesure que je l’écris, je me rends compte que cela commence à reposer beaucoup plus sur le dialogue qu’initialement prévu. Tel est mon problème à chaque fois que je commence un livre : je pense que ça va être du David Lynch et ça sort toujours comme une sorte de comédie, de vaudeville plutôt ! J’oublie toujours que j’ai fait des blagues à chaque page. Mais finalement, dans ma tête, je pense que même avec ça, cela reste comme un roman graphique dramatique. »

 

La cote d’Evens

Evens aime mêler son univers à celui d’autres disciplines. Visuels d’affiches pour de grands événements, pochettes pour des groupes de musique comme Altavoz, illustrations d’ouvrages (Les Cromosaures de l’espace Wladimir Anselme, chez Actes Sud Junior). Il sera en résidence artistique à Vienne en mai prochain avec la réalisatrice Céline Devaux (César du meilleur court métrage d’animation en 2016 avec Le Repas dominical). « Ensuite, j’aurai probablement un projet dans le musée Mima à Bruxelles et une expo en Colombie en septembre au festival Entreviñetas. »
Tous ses futurs projets restent suspendus à l’avancée de son prochain ouvrage, Les Rigoles (City of Belgium) qui est en cours de réalisation et auquel il manque encore cent pages. Un livre qui reprend l’univers des Noceurs, une déambulation nocturne dans une grande ville.
La galerie Martel à Paris, qui représente Brecht Evens, lui consacre régulièrement des expositions.
Désormais, ses magnifiques planches sont très prisées par les collectionneurs et atteignent une bonne cote. Si vous comptez en acquérir une, sachez qu’il faudra vous battre avec Michel Edouard Leclerc, qui s’approprie les œuvres inédites de Brecht en primeur. Vous pourrez toujours vous consoler avec les affiches du livre en devenir que la librairie Maupetit distribuera gracieusement lors de sa dédicace.

Marie Anezin

 

Rencontre avec Brecht Evens :

Pour en (sa)voir plus : www.brechtevens.com