Poborsk © Clémentine Crochet

Identités Remarquables | Poborsk

Bit génération

 

Cela fait maintenant vingt ans que le Marseillais Poborsk compose des environnements synthétiques à la manière d’un auteur de science-fiction. On a donc mangé avec Patrice Curtillat pour faire le point…

 

… Mais avec la bouche pleine, comment parler encore pertinemment de « musique électronique » ? D’autant qu’à l’heure où même les albums de folk acoustique s’enregistrent, s’agencent et se dynamisent sur des logiciels, comment poser le marqueur sur ce qui serait, ou pas, de « la musique électronique » ? On pourrait aussi voir au-delà, et se demander si les terminologies dont nous usons à tour de bras ont encore un sens. Il est donc évidemment aujourd’hui compliqué de dessiner les contours de la « musique électronique » en tant que genre. D’autant que si l’on devait se fier aux canons du genre, il y aurait de quoi se taper la tête contre les murs : entre hédonisme petit-bourgeois, marketing télévisuel et sacralisation de l’individu, on est bien loin du collectif et des grandes luttes sociales noires américaines. On est bien loin, aussi, de la modestie d’un Pierre Schaeffer, qui se définissait lui-même plus comme un technicien en apprentissage qu’un musicien…
La où certains se spécialisent dans la pub, les autres préfèrent la musique. Ainsi, à l’écart des effets d’annonce et des dancefloors calibrés, Patrice Curtillat, alias Poborsk, fait éclore des mondes comme des visions. Des mondes qui fourmillent, assemblés pas à pas, par couches successives, avant d’être centralisés sur des disques durs. Plutôt discret et de nature timide, Patrice s’est forgé une solide réputation dans le paysage français et international de l’electronica. Dans ce que l’on ne se priverait pas de qualifier d’« IDM » (pour « Intelligent Dance Music ») si nous étions encore en 1993… Une électronique léchée et aventureuse, distillée à travers le monde via les labels Warp ou Skam, principalement. Des références pour Patrice, qui s’inscrit évidemment dans cette continuité, mais tout en embrassant dans le même temps des esthétiques avant-gardistes propres à l’Internet. Voilà pour la forme. Sur le fond, ses compositions semblent rejouer tout un pan de l’histoire de l’humanité, de la relation que l’humain entretient avec l’outil jusqu’à la luxuriance de son imaginaire. « Ma musique est un mélange entre des images et des impressions. » Et ce n’est pas sa discographie qui va le contredire : entre références souterraines à la science-fiction des années 80, à la library music européenne (l’âge d’or des workshops de la BBC entre autres), en passant par la synth pop et les courants DIY 2.0, c’est cinquante ans d’électronique compilée dans un absolu en forme de métal fondu. Un pied dans l’analogique, l’autre dans le digital, il en ressort une musique spatiale, tour à tour contemplative, égarée ou dopée par des turbines funk extraterrestres lorsqu’il s’agit de skweee, ce mystérieux courant scandinave en forme de neo-r’n’b robotique. Comme une matière élastique jonchée de dysfonctions ludiques et fluorescentes. De la glue musicale, en somme. « Mon père était à fond de science-fiction, on regardait pas mal de films à la maison. Il possédait également une collection de Métal Hurlant, des Humanoïdes Associés, et puis, le début des années 80, c’était quand même une belle période pour le cinéma populaire fantastique… »
Vous dérouler l’intégralité du CV de Poborsk est chose ardue. D’un premier live en 1997 jusqu’à ses aventures scéniques au sein de Jahnin, groupe de chanson pop électronique, en passant par le duo Cuverville et la création de deux labels (feu Plastiqpassion puis Disques Mazout – voir encadré) et d’un live audiovisuel (Bestiaire), Patrice multiplie les casquettes en montant à côté de somptueux clips d’animations 3D (pour lui et pour d’autres) et en menant des ateliers de transmission auprès du jeune public. Récemment, il a surtout fait parler de lui en première partie d’Autechre, les papes de l’IDM, ou au Transient Festival à Paris. « Le live m’a toujours semblé indissociable de ma pratique. C’est quelque chose que j’ai travaillé assez tôt, bien avant d’avoir sorti des albums. Une manière aussi d’affronter ma timidité, de se jeter dans la gueule du loup. »
De Zappa au jazz fusion en passant par la synthèse FM, notre discussion de table s’interrompt soudainement : « Tu vois, j’ai quarante ans, et j’arrive encore à me tacher en mangeant. Finalement, ma musique, elle est peut-être à cette image : à la fois technique, précise… tout en restant bordélique. Comme ma ville, d’ailleurs. Mais c’est ce que je veux. » Derrière ce doute se dissimule en fait un drôle de savoir-faire, capable de tisser des morceaux complexes d’une grande polyvalence. Et avec eux, autant de paysages sonores qui diffèrent d’une sortie à l’autre, d’une plage à l’autre, d’une minute à l’autre. « Ce qui me plaît dans l’electronica, c’est sa liberté : tu peux y aborder toutes les musiquesAprès, je ne suis pas trop attaché aux albums-concepts, je pense être plus dans l’urgence de faire des morceaux. » Entre de nombreux Ep, remixes et autres featurings, ses longs formats déroulent pourtant chacun une rhétorique propre. Composé en 2012 pendant la grossesse de sa compagne avec un synthétiseur Korg MS 10, Waiting for Junior demeure un élément à part dans son parcours, « très mélodique et avec peu de traitements de type science-fiction. » Plus représentatif de ce qu’il fait d’habitude, sorti deux ans plus tard, Gradient Scene est probablement son « album le plus abouti, le fruit d’une lente maturation et de beaucoup de travail. » La même année, Computer Club rendra quant à lui hommage à l’univers de l’informatique en déroulant une esthétique rétrofuturiste trempée dans l’acide. Une composante évidente de son monde parmi les autres, nombreuses, éclatées. Et un langage de plus pour celui qui a appris la musique de façon aventureuse, « par les machines ».

Jordan Saïsset

 

Rens. www.soundcloud.com/poborsk / www.vimeo.com/poborsk

 


Les Disques Mazout

« Tu sais que c’est du skweee quand tu sens que c’est du skweee. » La fameuse formule qui caractérise ce mouvement apparu en Suède vers la fin des années 2000 entretient elle-même sciemment le mystère, toute la part d’ambivalence du skweee. « Funk lo-fi », « conflict r’n’b », « aqua crunk », « kebab crunk »… nombreux sont les délires qui font de ce genre un mouvement à part dans la galaxie des indépendants sortis des franges obscures de l’Internet. Tempos lents, grosses boîtes à rythmes, turbines électro-funk, synthés cheap, easy listening 80’s, soleils digitaux : le skweee colle aux basques comme un chewing-gum bon marché. Avec son ami Thomas Lanza, aka Wankers United (« Le parrain français du skweee », avec qui il fait par ailleurs de la musique), Poborsk a monté le label Disques Mazout pour sortir du skweee sur vinyle. Et se faire plaisir avec des galettes « composées de synthés très expressifs, généralement associés à un humour potache, le tout produit avec un son brut. » A la sortie, vous ne danserez plus comme avant.

Jordan Saïsset

 

Rens. : www.disquesmazout.com / www.disquesmazout.bandcamp.com