Doreen de David Geselson © Benoit Paqueteau

Retour sur les Rencontres à l’Echelle

Décrire le monde. Rencontrer l’humanité.

 

L’admirable onzième édition des Rencontres à l’échelle s’est achevée début janvier tout comme elle avait démarré : avec engagement, finesse et émotion.

 

Une fois de plus, parcours sans faute pour la programmation de ce festival qui, au-delà de donner à voir à Marseille des œuvres singulières d’artistes de tous horizons, est une véritable baie vitrée sur le monde et ses agitations. Ces gestes artistiques s’adressent autant à notre sensibilité qu’à notre intellect, nous offrant une matière dense à réflexion et une mise à l’échelle terrestre salutaire, pour ne pas dire primordiale.
Les conflits au Moyen-Orient, qui occupent dramatiquement tous les écrans, se sont vus auscultés à l’aune du spectacle vivant, favorisant une multiplicité de points de vue, dont ceux — fait plus rare — des témoins directs.

De la justice des poissons d’Henri-Jules Julien ouvrait ainsi l’édition. Puisant son inspiration dans la loi biblique du Talion, l’auteur et metteur en scène, via son actrice, la Syrienne Nanda Mohammad, propose un dialogue avec une idée de philosophie politique élaborée à partir des travaux de l’économiste indien Amartya Sen et du philosophe français Emmanuel Levinas.
Tout sourire, Nanda Mohammad articule avec un phrasé diplomatique les concepts de « meurtres par accident », qui produisent « des coupables et des innocents objectifs et subjectifs », ou encore des « demi-innocents » et des « demi-coupables protégés ». Ces derniers pouvant en effet se soustraire à la vengeance des proches des victimes en allant s’abriter dans des « villes-refuges », créées par les Hébreux en Palestine il y a 3000 ans.
« La justice des poissons » fait quant à elle référence à un principe de justice archaïque indien qui argue qu’un gros poisson est libre d’en dévorer un petit.
C’est là que la question du point de vue se pose : serions-nous, citoyens des villes occidentales libres et riches, à demi-innocents, et donc à demi-coupables, des catastrophes, des crimes et des massacres qui ont lieu ailleurs, loin de chez nous ? Y a-t-il une relation de cause à effet ? Notre style de vie peut-il avoir un impact sur l’existence d’habitants de l’autre hémisphère ?Afin de bien éprouver ces questionnements, l’actrice reprend le texte à deux reprises. A la première répétition, elle se contente de changer de pronom, troquant le « nous » des Occidentaux par « ils ». Son sourire s’annulant, son adresse se fait plus neutre et plus sérieuse. Ce simple décalage inverse la donne et permet une écoute et une compréhension élargies de son discours, le rendant plus révoltant.
Sur la scène, des lumières chaudes vacillent comme des gyrophares, la contrebasse de David Chiesa déborde et son cri lancinant se déplace dans l’espace en même temps que notre perspective.
Nanda Mohammad chante avant de répéter une troisième fois le texte, en arabe, les surtitres étant inutiles à ce stade.

Deux jours plus tard, c’était au tour d’Adeline Rosenstein et ses comparses de livrer un spectacle-conférence fleuve de quatre heures sur la « Question de la Palestine depuis 1799 ». Décris-ravage est un spectacle documentaire où les nombreux documents sont remplacés par des boules de papiers mouillés. Peu importe en effet les preuves matérielles, le symbole est d’autant plus bavard. Déclinée en six épisodes aux titres évocateurs (Décrire l’Egypte, ravager la Palestine, Décrire les races, ravager le monde entier…), cette conférence est ponctuée de saynètes drôles et schématiques, qui désamorcent la tragédie et rendent les événements plus concrets. Avec un humour noir, la petite troupe fait feu de moyens théâtraux minimalistes et pourtant efficaces pour opérer une critique distanciée et pertinente d’une situation politique à l’ironie meurtrière.
Au cours des six épisodes, les spectateurs sont plongés dans une leçon d’histoire passionnante, didactique et — ô comble ! — ludique, où le vocabulaire est décortiqué, où de nouveaux verbes sont inventés pour plus de précision, comme celui qui figure dans le titre : « décrire-ravager ». Ainsi, les aberrations sont révélées dans toute leur ampleur, l’engagement des artistes ne faisant aucun doute.

Omar Abusaada et Mohammad Al Attar, qui nous avaient déjà émus l’année dernière avec Antigone of Shatila, étaient à nouveau conviés aux Rencontres à l’échelle pour Alors que j’attendais, qui figurait au programme In du festival d’Avignon cet été.
« Les événements se déroulent à Damas entre 2015 et 2016 », peut-on lire au début de la pièce qui traite de l’attente, « entre espoir et désespoir » d’une famille syrienne dont le fils/frère/amoureux/ami est tombé dans le coma après avoir été appréhendé par la police à un checkpoint. Sur scène, deux niveaux sont représentés : celui des vivants, du présent et du quotidien en bas ; celui des morts, de la musique et de l’imaginaire en haut.
Les images du film que tournait le jeune homme permettent à ses proches de le redécouvrir et ouvrent le dialogue entre eux. Inspirée de faits réels, la pièce raconte la Syrie d’aujourd’hui, entre amour et désamour, au travers notamment des femmes, qui occupent ici une place centrale.

Après le succès de En Route Kaddish, également programmé aux Rencontres l’an passé, David Geselson présentait quant à lui sa deuxième création, Doreen, imaginée autour de Lettre à D., du philosophe et journaliste français André Gorz, poignant chant d’amour de l’écrivain à sa femme Dorine, atteinte d’une maladie incurable. Geselson et Laure Mathis — d’un naturel désarmant, et particulièrement touchante — incarnent tendrement le couple qui évolue dans son salon entre les spectateurs. Ce spectacle a priori intimiste relève pourtant aussi du politique, notamment lorsque les amoureux conversent au sujet du capital et que Gorz défend l’idée qu’il faudrait qu’il soit redistribué.

Depuis partout fut une performance singulière de Lénaïg Le Touze et Laurent Petit. Absorbée par la fabrication d’un cercueil qu’elle refermera sur ce dernier, la comédienne parle de philosophie allemande et de la difficulté à s’exprimer. Les angoisses existentielles sur l’amour, la vérité, le corps, la psyché jalonnent aussi ce parcours de pensée.

Dans Entre les frontières, le réalisateur et documentariste israëlien Avi Moghrabi filme les ateliers théâtre menés par le metteur en scène Chen Alon avec des réfugiés africains, détenus pour une durée indéterminée dans le camp d’Holot en Israël. Grâce aux méthodes du théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal, les participants recréent des situations qui interrogent leur statut de réfugiés, abordant les thèmes du pouvoir, de la peur, de l’exil… Les improvisations font ressortir des constats terribles comme lorsque après l’une d’elles mettant en scène des comédiens activistes blancs et où les rôles réfugiés/citoyens sont inversés, l’un des exilés clame l’invraisemblance des circonstances dues à la couleur de peau.
Une compagnie et une pièce, Le Théâtre législatif d’Holot, sont nées de ces ateliers, qui font penser à ce qui s’est passé à Aubervilliers avec le théâtre de la Commune et 81 avenue Victor Hugo. Or, comme pour ces derniers, la régularisation des acteurs demandeurs d’asile demeure incertaine.

On which wind will you ride? a clôturé sobrement le festival avec une mise en scène glaçante, traduisant l’angoisse de réfugiés tentant de passer une frontière et bloqués dans une rigidité morbide par peur de se faire repérer.

Il ne nous reste qu’à saluer l’investissement des artistes et de l’équipe des Rencontres à l’échelle qui par leur travail et leur engagement font acte de résistance et nous permettent d’éprouver sensiblement notre rapport au monde et ses contradictions.

 

Barbara Chossis

Les Rencontres à l’Echelle étaient présentées du 15/11/2016 au 13/01/2017 à Marseille.
Rens. : www.lesrencontresalechelle.com