L’Enlèvement au sérail de Mozart à l’Opéra de Toulon
Trop de notes, mon cher Mozart !
« Juste ce qu’il faut, Majesté ». Avec tout l’aplomb de ses 26 ans, Mozart sait qu’il offre à Joseph II bien plus qu’un simple singspiel (1): l’amorce du grand opéra national dont rêve le souverain. Avec L’Enlèvement au sérail, l’Opéra de Toulon démontre que le divertissement mozartien n’est que ruse de l’esprit quand il veut séduire.
L’impertinent et bouillant Amadeus vient de recevoir, quelques mois auparavant, un salutaire coup de pied au derrière de la part de Monseigneur Colloredo (2) le catapultant, sans ménagement, du service de l’archevêque de Salzbourg jusqu’à Vienne où il atterrit sans le sou, mais libre de composer comme il l’entend ; un shoot fameux qui redéfinit l’horizon d’indépendance et de reconnaissance sociale des compositeurs en cette fin de siècle des Lumières.
Conséquemment, l’argument de sa comédie en musique est pétri d’une espérance de justice et de liberté. Un jeune fiancé vient délivrer sa belle, enlevée par des pirates et retenue à la cour du Pacha. Les « turqueries » sont à la mode. Depuis Montesquieu et Voltaire, le Turc représente l’altérité au moyen de laquelle s’élabore un regard critique sur les travers contemporains. Si le sujet n’est pas original, son adaptation musicale le sera par sa double nature comique et sérieuse. Ici, le Pacha Sélim (rôle parlé) se pare des vertus de la sagesse orientale ; il ne désire obtenir les faveurs de sa prisonnière que par l’effet d’une insistante séduction. À l’opposé, son serviteur Osmin, symbole repoussoir de la tyrannie malfaisante et ridicule, sert de cible à la satire (dialogues ubuesques) et aux lazzis musicaux (utilisation de la petite flûte, triangle, cymbales et grosse caisse pour souligner la mécanique détraquée du personnage). L’Empire ottoman continue d’inquiéter la mémoire collective depuis le siège de Vienne en 1683 (chœur des janissaires en ut n°5). Le divertissement cathartique soulage la peur de l’autre ou la pitié éprouvée pour l’héroïne. La dérivation burlesque du sentiment commun a certainement favorisé le succès populaire immédiat de l’œuvre dès sa création à Vienne en juillet 1782.
La belle et la bête
Figure émouvante de L’Enlèvement au sérail, Constance porte le prénom de Mademoiselle Weber que Mozart épousera, de haute lutte contre son père, le mois suivant la création. C’est dire l’expression de soi dont Mozart investit ses personnages ; l’hypothèse qu’il s’identifie à Belmonte — que l’épithète amoureux enveloppe tout entier — séduira les plus romantiques d’entre nous (air en la n°4 : « C’est l’air favori de tous ceux qui l’ont entendu et de moi aussi (3) »). Les plus freudiens suspecteront la voix caverneuse d’Osmin…
À Toulon, Aleksandra Kubas-Kruk (Constance), au soprano étendu et puissant, revêtira cette tenue de voix noble et mélancolique tressée au fil des vocalises aériennes de ce rôle écrit pour « l’agile gosier de la Cavalieri », à la fois virtuose et expressif, mêlant vivacité et intensité lyrique dans l’affirmation courageuse de sa résistance (air en sib n°6 « J’ai cherché à exprimer le sentiment autant qu’y prête un air de bravoure à l’italienne(3) »).
Le ténor ukrainien Oleksiy Palchykov incarnera le tendre Belmonte, pour lequel il apprêtera la transparence de ses longues missa di voce distendues par l’émotion et la vigueur frémissante de son médium pour exprimer le comble du bonheur (air en sib n°15).
Point de fuite de la perspective politique de l’ouvrage, Osmin, l’anti-Lumières, restera un rôle sans équivalent dans la production lyrique de Mozart. La basse sonore et profonde de l’Ukrainien Taras Konoshchenko devra se faire légère pour emballer trilles et gruppetti, ornements plus souvent réservés aux jeunes plumets qu’aux méchants malabars. Le metteur en scène et acteur Tom Ryser caractérise ce rôle exceptionnel, pierre d’achoppement de l’équilibre théâtral entre le rire et l’effroi, en le confrontant au Pacha Sélim qu’il incarne lui-même sur scène et auquel il apporte, dès le premier tableau, une justesse de sentiment insoupçonnée.
Le rythme de la vie
Le couple Jeannette Vecchione (Blonde) et Elmar Gilbertsson (Pedrillo) formera le double roturier et agissant, mais non dépourvu de poésie (romance en si n°18), symétrique de Constance et Belmonte retenus par l’idéal d’une noble exemplarité. Leurs duos, trios (avec Osmin) et quatuors (n°16 en ré) définissent mieux que les airs, pourtant nombreux dans cet ouvrage, l’esthétique lyrique du compositeur : restituer le rythme de la vie. À cette fin, la partie orchestrale, confiée à la direction de Jurjen Hempel, attelle le chant au mouvement continu de l’action dramatique, polissant et sertissant la forme instrumentale comme un lapidaire dégage l’art de la matière.
Au-delà de son caractère bouffe parfaitement assumé, L’Enlèvement au sérail exprime avec candeur une morale inscrite au cœur des hommes de bonne volonté pour lesquels « rien n’est plus odieux que la vengeance » et tout moins enviable que la liberté. C’est bien cette dernière, durement acquise on l’a vu, qu’Amadeus fête dans ce premier chef-d’œuvre de maturité où il donne à son tour congé, en pardonnant les offenses, à l’archevêque Colloredo, au fanatisme, au despotisme auxquels il oppose le gouvernement des belles âmes illustré par la clémence du Pacha Sélim. Les jours sombres de la fin de sa vie seront éclairés par une autre clémence, celle de l’empereur Titus (4), où se heurteront toujours, dans une déclinaison seria en guise de testament, les verbes essentiels de la comédie humaine : aimer et gouverner.
Roland Yvanez
L’Enlèvement au sérail de Mozart : du 7 au 11 avril à l’Opéra de Toulon.
Rens. : 04 94 92 70 78 / www.operadetoulon.fr
Notes