François Cervantès et la Cie L’Entreprise
Le défricheur
A l’occasion d’une résidence de sa compagnie L’Entreprise — qui ne connaît décidément pas la crise — à la Friche initiée par le Théâtre Massalia, notre journaliste a rencontré François Cervantès et tenté d’établir la difficile cartographie d’un cœur qui bat.
L’homme est petit, trapu, solide, bien ancré dans la terre. Sa terre / mer. De ses racines méditerranéennes — des origines espagnoles, une enfance passée au Maroc —, il a gardé le désir pour la mer. Il y a quinze ans, il a choisi Marseille, « le port, au bord de la Méditerranée, avec autant de communautés différentes ; mélange de drames et de comédies. » Au bord de la Méditerranée, au bord du monde. Il veut vivre les mêmes climats que ces gens aux âges différents, aux métiers différents, en partageant leurs préoccupations : sur la mort, sur l’amour, sur l’exigence, sur les questions que les êtres humains peuvent se poser, mais surtout sur un même territoire. Les quinze ans de tournée de l’Entreprise, sa compagnie créée il y a vingt-cinq ans, ont fait que la troupe se sentait sans pays, sans territoire, avec une localisation géographique incertaine (les hôtels). Il dit que la lumière d’ici influence beaucoup son travail.
Les choses sont toutes mélangées, les contours semblent flous. Son discours est émaillé de nuances, comme la palette du peintre dont il aime à se référer.
François Cervantès parle de l’échange. Du partage. Comme si parler de lui, c’était avant tout parler des autres, de sa relation aux autres. « Quand j’écris seul, je ne suis pas seul, je suis tellement tendu vers d’autres qui ne sont pas là. » Ecrire est une histoire de solitude, mais il cherche à être à côté. On sent que l’homme est entre plusieurs mondes. Quand on lui demande de parler de sa trajectoire personnelle, il répond de façon plus ou moins consciente en « plus », en « moins », peut-être parce que la vie est un continuum.
Paradoxes
Malgré son nom, L’Entreprise, sa compagnie ne convient guère aux schèmes capitalistes, à nos modèles économiques. C’est plus une histoire de meute. Il parle de ses compagnons de route ; et je ne sais plus si c’est parce qu’il évoque le Canada, où il a écrit Une île il y a vingt-cinq ans, que je m’imagine un décor de neige, avec une meute de loups qui avance inexorablement à travers les intempéries. La force du groupe. Et François, en bon chef de meute, devise sur les responsabilités de chacun, sans répartition des territoires, de ces choses impalpables mais réelles, ces choses à partager, qu’on ne peut pas rationaliser — « parce que la vie n’est pas raisonnable. » Sa dernière création — Le dernier quatuor d’un homme sourd — s’intéresse d’ailleurs au quatuor, à la difficile entreprise d’être une seule voix à plusieurs.
Il confesse aussi avoir de plus en plus de mal à dire à ces gens qui accompagnent son aventure qu’il les aime ; à leur dire et à se le dire. Peut-être surtout que ça l’intéresse moins, il se demande si ce n’est pas le moment de « partager aussi ses morts ». L’optimisme l’ennuie, mais il utilise sans cesse le mot « magnifique ». L’homme est paradoxal.
De ses acteurs encore, il en parle, il refuse de les asservir à la fiction, il veut leur faire aller à la rencontre de. Un peu comme le jeu de masques qu’il utilise toujours, mais différemment : « Avant, je donnais la raison aux masques, mais maintenant je donnerais raison aux acteurs. Les acteurs ont envie d’aller vers les masques, mais surtout les masques ont envie d’aller vers les corps. Le corps re-goûte à la chair, il retrouve des bras, des organes, un cœur. » Cervantès veut emmener les acteurs vers l’écriture, pas vers l’interprétation.
Voyage au bout de la nuit
L’homme est géographe : il parle de ses positions, des positions des autres. De son écriture sur le fil du rasoir, de l’auteur toujours « à côté » des ses acteurs : « Les mots n’ont pas à se mettre à la place d’un costume, d’un corps. Il faut laisser ces éléments parler, que chacun tienne sa place. Ce n’est pas rien, le langage, mais ce n’est pas tout. L’ostéopathe avec qui on a travaillé (ndlr : pour Ne respirez plus, créé à l’occasion de la manifestation « Le corps transparent » en décembre au Merlan) demandait aux acteurs de ressentir du bonheur pendant une IRM. Il y avait toujours quatre à vingt secondes avant que le corps ne se relâche : la langue est toujours à côté des sensations. » Et les acteurs aux côtés du public.
Justement, pour lui, le public, c’est une rencontre poétique : « On sait qu’il est là, dans le noir, dans l’obscurité, qui se tait. » Et de citer Marguerite Duras : « Les films d’amour sont toujours ratés parce que l’amour est impossible, mais c’est dans cette impossibilité que vient l’amour. » Il y a comme un échec fondamental dans la relation à l’autre, mais ce n’est pas du tout une raison pour abandonner ladite relation. Il enchaîne alors avec la maison de théâtre, du rythme et des effets, quand plusieurs créations se travaillent, se jouent en même temps, des choses qui se déversent les unes dans les autres, de ce qui génère les vraies relations avec le public. Il parle de l’explorer. François Cervantès a décidément de plus en plus des allures de défricheur.
Chercher ce qui est enfoui en nous : c’est là qu’il donne le meilleur de lui-même, fidèle d’une certaine façon à cette exigence envers soi et les autres qu’il évoquait au début de l’entretien.
« C’est bouleversant cette lumière. Les rapports personnels, c’est de nuit à nuit, quand on arrive à partager nos nuits — ah ben oui, c’est vrai, on joue la nuit au théâtre. Parce que l’intérieur de quelqu’un, c’est la nuit… Il y a des choses inconnues, c’est peut-être ça l’écriture, ce sont des lueurs, mais il s’agit de faire rentrer la lumière sans la crever. »
Texte : Joanna Selvidès
Photos : Christophe Raynaud de Lage
L’Entreprise présente plusieurs pièces de son répertoire jusqu’au 14/03 à la Friche la Belle de Mai, salle Seita :
Une île, jusqu’au 31/01.
Le dernier quatuor d’un homme sourd, du 3 au 21/02.
La table du fond et Silence, du 24/02 au 14/03.
Programmation : Théâtre Massalia : 04 95 04 96 06.
Les spectacles
Une île
Dans un espace-temps aux contours indéfinis, douze personnages, naufragés « depuis le départ de la jeune femme » vont explorer un « ailleurs » silencieux — métaphore de la mort, mais pas seulement… Sur le thème évocateur de l’île, François Cervantès nous entraîne dans un univers onirique, admirablement servi par les masques, les acteurs et la fabuleuse mise en corps et en mots du texte de l’auteur-metteur en scène. Au final, une troublante perte de repères, via une écriture toujours en voyage.
_Jusqu’au 31/01
Le dernier quatuor d’un homme sourd
« Un quatuor est une des formations musicales les plus difficiles et les plus exigeantes : c’est le plus petit orchestre possible. Il demande à chaque interprète de tenir pleinement son rôle tout en étant entièrement avec les autres. » Ecrit en 1985 à quatre mains (avec Francine Ruel), le texte interroge notre rapport à l’autre et le travail d’équipe : les concessions, la mise en œuvre des exigences personnelles et collectives, les rêves entravés et l’intimité révélée, comme une métaphore à petite échelle de la vie en société.
_Du 3 au 21/02
La table du fond et Silence
Deux pièces qui se suivent et entrent en résonance, mais que l’on peut voir indépendamment. Pour La table du fond, Cervantès a passé quelques temps dans une classe de quatrième d’un collège de Trappes, mettant face à face l’école et le théâtre, les élèves et les artistes, afin de mieux comprendre le processus d’apprentissage. Nourri par les réflexions et les questions des ados rencontrés pendant la tournée de la première création, Silence poursuit cette exploration du monde de l’éducation à travers la confrontation d’une mère et de son fils auquel le collège sert d’échappatoire.
_Du 24/02 au 14/03