Le Numéro d’Equilibre présenté au Théâtre des Argonautes
Le grand Bond en avant
La dernière création du Théâtre des Argonautes a scellé la fascination de Francine Eymery pour l’œuvre d’Edward Bond. Une pièce déroutante et grinçante, où — puisque le monde court à sa perte — la parole du fou rejoint celle du prophète.
Le monde tombe, part en vrille et nous tombons avec lui. Mais rien ne se passe comme prévu dans cette pièce qui marie le vaudeville à la tragédie, la satire sociale au rêve. Viv squatte un immeuble menacé de démolition. Abandonnée de tous, sauf par son compagnon Nelson, la jeune femme s’entête à surveiller un point sur le sol, le point d’équilibre du monde, qui explosera par manque de vigilance. Nelson tente de la comprendre. Commence alors pour lui un voyage initiatique dans la folie et la douleur où il croisera des personnages étranges. « Cette pièce est peut-être la plus distanciée, la plus comique de l’œuvre de Bond », sourit Francine Eymery. Le numéro d’équilibre est la cinquième pièce de l’Anglais que le Théâtre des Argonautes met en scène en deux ans, après 11 débardeurs, Mardi, Jackets et Existence. « Il est très engagé et très ancré dans le monde d’aujourd’hui. Et, à soixante-quinze ans, il semble beaucoup plus remuant que beaucoup de jeunes auteurs ! Je connais son œuvre depuis longtemps, mais je ne me sentais pas assez mature pour rencontrer son travail. Le fait de le mettre en scène correspond à un engagement. » Cette pièce récente (2006) est traversée par les thèmes qui hantent l’univers « bondien » : la folie, la difficulté de la jeunesse face aux figures d’autorité, le questionnement sur le monde. « Son mode d’écriture que je qualifie de troué, pose question. Dans son écriture même, il y a des points de suspension. Il crée des fantômes qui, pour l’acteur et le metteur en scène, sont des zones à explorer. Dans ses didascalies, il insiste beaucoup sur les acteurs-objets, comme le cas du paquet de chips qui, ici, est un véritable acteur. » Bond pose des énigmes. Déroute. Sème les chips comme autant de petits cailloux que l’on cherche à pister. Un paquet de chips devient un fil rouge le long de la pièce, tour à tour souvenir d’une femme disparue ou objet de convoitise. L’univers échappe aux humains qui s’y perdent. Tout s’emballe, s’accélère, roule, glisse (jusqu’aux éléments de scénographie, roulements à billes, chaises à roulettes…), empruntant résolument à l’univers de la comédie, « car la comédie repose sur un code lié au rythme. » Même Choupette, la ménagère pragmatique, dessinant un ballet dans ses déplacements, est incarnée par un acteur aux gestes saccadés, chaussé de patins qui glissent sur la scène. Et ça tombe chez Bond. Dru. Et l’on ne se relève pas de sa chute : quatre morts, rien que ça ! Mais chez Francine Eymery, les morts ne disparaissent pas. Ils demeurent dans l’espace scénique, contemplant les vivants. « J’éprouve cette attirance pour les univers oniriques, comme chez David Lynch par exemple. » Cachée dans un placard, l’épouse morte tombe, ce qui oblige son assassin de mari à la ressortir pour l’installer sur une chaise lorsqu’il tente de donner le change à un voisin trop curieux. La ficelle est grosse, on s’étrangle avec tout en étant un peu perdu. Théâtre de boulevard ? Farce ? Alors, moral, Bond ? Peut-être plus qu’il n’y paraît. Dans ce monde qui part en… chips, les fous ont (la) raison, les morts surveillent les vivants et l’on paie cher le fait d’avoir vu le monde tel qu’il est. Jusqu’à l’explosion finale.
Bénédicte Jouve
Le Numéro d’Equilibre était présenté du 3 au 7/06 au Théâtre des Argonautes