Mystère vox sanguinis de Hildegarde de Bingen à l’Abbaye Saint-Victor
Mystère à Saint-Victor
À la façon d’un drame liturgique médiéval, l’un de ces mystères où le message évangélique était mis en scène, Frédéric Rantières rassemble musiciens, chanteurs et comédiens dans l’Abbaye Saint-Victor afin de célébrer l’œuvre d’une fascinante compositrice. Invoquée aujourd’hui par le courant New Age autant que par les probes restaurateurs du chant grégorien, Hildegarde de Bingen, esprit mystique et encyclopédique, voua sa vie à l’amour de Dieu au temps de la seconde croisade.
Animé d’un élan rénovateur, le XIIe siècle est propice au défrichage des campagnes et des esprits. Dans les temps de crise où les viriles institutions qui ont vocation à l’autorité et à la vérité sont défaillantes, les figures prophétiques féminines surgissent. Le conflit entre le pape et l’empereur, l’échec de la seconde croisade, la lutte contre l’hérésie, les réformes grégorienne et cistercienne attisent, au sein du clergé, des tensions disciplinaires et morales que les visions mystiques de la moniale Hildegarde de Bingen (1098-1179) vont court-circuiter. Non sans danger dans l’imbroglio politico-religieux du Saint-Empire romain germanique.
Dès son plus jeune âge, au couvent où elle se prépare à la vie bénédictine, Dieu vient visiter Hildegarde sous la forme d’apparitions lumineuses et harmonieuses, lointaines réminiscences des extases de Sainte Cécile, la patronne des musiciens. Elle en est si intimidée qu’elle ne les révèlera que bien plus tard lorsque, devenue abbesse, elle en recevra l’injonction divine et trouvera le moyen et le courage de s’y soumettre. La voix du ciel l’exhorte au salut par la vitalité physique et spirituelle, mais lui dicte également des chants liturgiques, au nombre de soixante-dix sept, et un jeu de moralité dans lequel la musique, figuralisme innovant, devient un outil capable de caractériser les allégories du diable et des vertus. Divers extraits de ce répertoire formeront le centon du spectacle.
Par le son, la force et le souffle
La comédienne Marie-Laure Saint-Bonnet incarnera l’abbesse, fusionnant dans l’expérience visionnaire l’ordre de la parole divine et la jouissance lyrique sacrée. À ses côtés, son fidèle scribe, le moine Volmar (David Millerou), transcrit ses révélations dans un latin enchevêtré de lingua ignota. Ce vocabulaire, mis au point par la « Sibylle du Rhin », ouvre aux initiés « la clôture des mystères enfermés ». L’impression émotionnelle intense de ses illuminations y trouve l’exutoire d’une poésie ésotérique. Les évocations scéniques et littéraires d’Hildegarde seront nimbées de ses hymnes, séquences, répons et antiennes, tous chants de la tradition grégorienne, infusés néanmoins par sa singulière et flamboyante personnalité. L’ensemble vocal Vox in Rama s’en fera l’interprète. Ombre portée ici-bas de l’harmonie des sphères et du concert des anges selon les paradigmes spéculatifs de l’époque, la monodie de la sainte femme chante l’ordonnancement subtil de la création(1). Mais ses mélismes vont plus loin dans le sensible, ils invitent au paradisus voluptatis, cet état originel perdu, ce jardin délicieux duquel l’expérience immédiate de la proximité de Dieu lui fournit la saveur. Sa musique extatique et intemporelle étendra jusqu’à nous sa puissance agissante avec, selon les mots de l’abbesse, « le son pour qu’on l’entende, la force expressive pour qu’on la reçoive, le souffle pour qu’elle atteigne son but. »
Frédéric Rantières, docteur en anthropologie religieuse et directeur artistique de l’ensemble Vox in Rama, passionné des « oralités anciennes », restitue la prière chantée par une lecture informée de sa paléographie, de son rythme, de ses modalités qu’il enseigne à un public averti ou découvre aux néophytes(2). Mais pour le spectacle Mystère Vox Sanguinis, il a choisi, avec cette faculté de régénération que favorise la connaissance précise d’une tradition, d’accompagner le cantus d’Hildegarde d’une orchestration instrumentale et de polyphonies empruntées aux siècles suivants. En cela, il met en lumière les rémanences du style hildegardien (parallèlement à celui du trobar clus aristocratique et profane) dans le bas Moyen Âge et plus loin jusqu’aux Prophéties des Sibylles de Roland de Lassus et la musica reservata de la Renaissance. Poursuivant ainsi le principe de vie qui animait l’œuvre et l’action de la bénédictine du XIIe siècle, il donne corps et chair aux « chants de l’esprit » qui s’élèveront sous les voûtes de l’abbaye marseillaise dont l’âge d’or leur fut contemporain.
À boire et à manger
Cependant, le monde dans lequel vivait Hildegarde n’était pas un Eden de quiétude. Ses métaphores vomissent des flammes, du sang, des humeurs et des vents mauvais aussi bien qu’elles regorgent d’angéliques rayons de miel. Son parcours de vie fut semé d’écueils, de souffrances autant que d’émerveillements et de sapience. L’organisation du vivant qu’elle ne cessa jamais d’étudier lui apprit le pragmatisme et la persévérance. Elle est l’auteure de trois manuscrits traitant des relations du cosmos, de la nature, de l’homme, du corps et de sa guérison(3). Sanctifiée par la ferveur populaire dès après sa mort, son image charismatique fut utilisée à toutes les époques afin de recadrer son chemin individuel avec les aventures collectives de l’espace germanique pour le meilleur, quelquefois le pire. Elle fut canonisée et proclamée docteur de l’Église par Benoît XVI en 2012 et sert maintenant d’égérie aux naturopathes (ses galettes d’épeautre et ses tisanes d’hysope font le buzz).
Le goût du public, les stratégies commerciales et les orientations de l’histoire convergent pour faire de la moniale du XIIe siècle l’une de ces mythologies modernes ouvertes à l’appropriation de tous, multipliant les anachronismes sur la théologie, l’émancipation féminine ou les thérapies globales. Nombreux également les emplois de son répertoire (4) : de l’interprétation savante stimulée par l’intérêt musicologique pour les chants paléochrétiens jusqu’au recyclage dans des courants musicaux les plus iconoclastes. La fonction rituelle originelle des chants d’Hildegarde de Bingen n’a jamais épuisé leurs ressources esthétiques offertes à une écoute indépendante de la foi.
Bernard de Clairvaux, son puissant protecteur cistercien (également joué par David Millerou), professait que « l’ouïe est supérieure à la vue » pour triompher des apparences. Nous n’oublierons pas sa leçon en écoutant cet intrigant et profond Mystère Vox Sanguinis.
Roland Yvanez
Mystère vox sanguinis de Hildegarde de Bingen : le 26/01 à l’Abbaye Saint-Victor (Place Saint-Victor, 7e).
Rens. : www.amisdesaintvictor.com/janvier
Notes
- Son recueil de chants s’intitule Symphonie de l’harmonie des révélations célestes[↩]
- Conférence « Hildegarde de Bingen, le chant du premier Adam » le 25/01 à 19h30 et atelier tout public « Pratique du chant grégorien » le 27/01 dès 14h à l’Abbaye Saint-Victor[↩]
- Trois manuscrits relatent ses visions. Le premier, le Scivias, contient 26 visions, 14 chants et 35 miniatures, peut-être de la main d’Hildegarde, ce qui, le cas échéant, la doterait d’un talent de plus ![↩]
- Pour s’y retrouver, l’on consultera le site de l’International Society of H. de B. Studies où sont recensés et mis à disposition les manuscrits disponibles dans tous les aspects du magistère de l’abbesse. L’examen de sa production musicale y est accompagné du texte, de la partition transcrite, d’exemples musicaux, d’une discographie et d’analyses érudites.[↩]