Festival Parallèle 2019
L’Interview
Lou Colombani
La neuvième édition du Festival Parallèle s’apprête à nous convier à plus d’une dizaine de spectacles vivants, des films et des expositions à découvrir au cours d’un espace-temps dense de rencontre et d’ouverture. Un appel à nous abstraire de nos quotidiens pour nous plonger dans une joyeuse polyphonie, à faire disparaître un court moment nos préjugés, pour peut-être trouver des clés qui nous permettront de réinventer, ensemble, le monde. Entretien avec sa directrice, Lou Colombani.
Quel regard portes-tu sur les éditions précédentes et le parcours effectué ?
C’est avant tout un projet vivant, qui évolue parce qu’il est directement connecté au terrain, et s’adresse à une population artistique en questionnement sur la manière dont ils/elles donnent à voir leur travail et avec des besoins spécifiques en termes de structuration. En tant que producteurs, on accompagne à l’année des artistes dans le développement de leurs projets, depuis la conception — le cœur du projet artistique — jusqu’à la façon de réunir des interlocuteurs et des partenaires en coproduction, en accueil en résidence, en subventionnement, etc. On est donc dans une relation investie qui fait qu’on sait de quoi sont faits nos métiers. On malaxe les choses : j’aime bien dire qu’on est des artisans parce que l’artisanat est une manière de travailler à laquelle j’ai envie de rendre hommage dans tout corps de métier, car ça veut dire travailler la matière, à petite échelle, avec soin et que ça permet d’aller vers l’excellence. On est très connecté à la matière et aux enjeux, le contexte social et culturel étant en mutation perpétuelle, il faut réfléchir à des réponses toujours mieux adaptées.
C’est aussi un projet en dialogue et en co-construction avec des partenaires, qui se réinvente donc chaque année. Il avance pas à pas, se structure lentement mais sûrement, se déploie, pour toucher chaque année un public plus nombreux et divers — ce qui me tient à cœur —, et faire entendre la jeune génération qui parle du monde d’aujourd’hui. L’art et la culture doivent pour moi être inscrits dans la société et non instrumentalisés.
Peux-tu nous parler du rôle de Parallèle en tant que plateforme pour la jeune création internationale ?
Le festival est l’un des outils du projet global de Parallèle, qui est l’accompagnement de la jeune génération : comment on préserve l’intégrité des projets artistiques en travaillant sur leur production, diffusion, structuration, etc. Pour que les projets aient toutes les chances de vivre dans de bonnes conditions et que le cœur artistique du projet ne soit pas abîmé par toutes les préoccupations qui concernent la production. Donner les cartes en mains à des artistes en début de parcours, qui seront maître.sse.s de la manière dont ils/elles développeront leur projet artistique et de la manière dont ils/elles le donneront à voir. On a donc mis en place différents dispositifs que l’on mène au long cours toute l’année pour défendre ça, c’est un travail énorme qui demande un investissement total, et le festival est un moyen de rendre visible leur travail, de le partager. Les artistes qu’on accompagne sont au cœur de la programmation à condition que leur travail soit en état d’être partagé car il ne s’agit pas de les fragiliser. Puis on invite autour d’elles/eux des artistes qu’on a envie d’inviter dans le territoire. Il n’y a pas de thématique au préalable, mais quelque chose qui se tricote à partir de ce qu’ils/elles nous racontent durant l’année.
Parmi les trois artistes qu’on accompagne actuellement, il y a Sandra Iché, qui n’est pas dans la programmation cette année, mais dont le spectacle Droite/Gauche est promis à une belle visibilité ; Maud Blandel, accueillie au festival 6 avec Touch Down, qui monte sa nouvelle création, Lignes de Conduite, créée à Lausanne ; Anne-Lise Le Gac, une artiste installée à Marseille depuis quelques années, que j’avais rencontrée au Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du festival TJCC, où elle donnait une présentation de Grand Mal, qui m’avait beaucoup interpellée, et je l’avais donc invitée à Parallèle en 2017, puis en 2018, avec La Caresse du Coma. C’est une artiste très singulière avec un langage propre, à la fois très nourri et construit, loufoque et explorateur. Elle présentera une étape de travail de Force G (titre provisoire), sa nouvelle création. C’est très beau ce qui se dessine autour d’elle, comment elle arrive à fédérer un grand nombre de partenaires et de structures qui croient en son talent.
Comment considères-tu le contexte politique local actuel ?
On ne s’est jamais senti à l’abri. Il y a un besoin d’investissement plus que total par les membres de l’équipe qui ont des compétences très pointues dans des conditions de travail très fragiles. On sent un rétrécissement, on entend beaucoup qu’il y a trop de festivals, qu’on veut du projet d’ampleur, de la grande manifestation, des choses qui fédèrent le maximum de personnes et je comprends qu’il y ait ce souci du politique, mais je crois que la multiplicité est importante. Comment justement des découvertes très pointues vont amener de nouvelles réflexions et visions sur le monde ; et pour moi, le spectacle ne doit pas être la télé. Parce qu’on a tous un poste chez soi, ça nous coûte que la redevance et on peut siroter un verre en même temps, mais c’est pas la même chose. Il faut encourager l’excellence et avoir confiance en les acteurs du territoire, où il y a une richesse de personnes aux très grandes compétences.
Il y a une vraie appétence du public. C’est parce qu’on maintient une offre riche. Il faut faire confiance en l’intelligence des gens pour recevoir des formes qualitatives et exigeantes. Le divertissement fait beaucoup de mal.
On est dans un moment charnière, où il y a une réelle nécessité d’une volonté politique de défendre ces endroits d’élévation de l’esprit et de l’imaginaire, qui font de nous des êtres humains. Il ne faut pas négliger l’intelligence des gens.
Quel est le fil rouge de la programmation cette année ? Quels seraient tes recommandations, tes coups de cœur ?
Il y a trois mots qui guident la programmation : Abstraction, Disparition, Réinvention. Des termes suffisamment ouverts et évocateurs pour pouvoir parler de chacun des spectacles, même s’ils sont explorés de manière très différente, contrastée, multiple et complexe par chacune des propositions.
Amanda Piña, par exemple, travaille sur les mouvements et les pratiques en voie de disparition du fait de la mondialisation et de la colonisation, en partant d’une étude des cultures amérindiennes. C’est une artiste chilo-mexicaine installée à Vienne qui a monté un méta-projet sur plusieurs années dans lequel elle recense des travaux et archives d’anthropologie, qu’elle transmet à ces danseurs et à l’occasion de workshops à chaque fois qu’elle joue pour une sauvegarde de ce qu’elle considère comme un héritage ancestral, cette croyance en des êtres hybrides entre l’animal, le végétal et l’humain. Il s’agit là de réinvention parce qu’on essaie de réinventer le monde en acceptant de sortir de l’ethnocentrisme, car on voit bien où nous mènent le capitalisme et le matérialisme. On peut réinventer de nouvelles manières de vivre, en s’inspirant d’autres manières de penser et de voir le monde qui existent déjà ailleurs, et il est absolument urgent et nécessaire que nous nous décentrions.
Filippo Ceredi, lui, parle de son frère, alors jeune adulte, qui a fait le choix de disparaître quand lui était enfant, sans laisser de trace. À partir d’un travail de documentation, de recueil de témoignages sur la famille de Pietro, il essaie de comprendre qui il était et pourquoi il a pu faire le choix de s’abstraire de la société quitte à plonger sa famille dans une grande douleur.
Il y a enfin beaucoup de sorcières, de fantômes, de tout ce qui s’exprime dans les soubassements, dans les marges, pas forcément mis en lumière dans nos sociétés occidentales et qui sont pour moi une puissance de réinvention.
Parmi mes coups de cœur de cette édition, il y a Marion Siéfert, dont le spectacle 2 ou 3 choses que je sais de vous avait eu une réception particulièrement forte à Parallèle 7 en 2017, on a ensuite vu sa deuxième création Le Grand Sommeil, jouée au festival d’Automne ; Nina Santez, qui convoque avec Hymen Hymne la figure de la sorcière comme symbole de réinvention, de la femme qui fait peur, avec sa part d’inconnu, qui inquiète, qui se révolte et trouve sa force vitale en-dehors des sentiers établis ; Anne-Lise Le Gac et Maud Blandel, qu’on accompagne et auxquelles on croit beaucoup ; Ondine Cloez, seule sur la scène au Gymnase avec Vacances Vacances, qui part de cet état de corps qu’on a en vacances, disponible à l’autre et à soi-même, à l’écoute et dans une sensibilité aiguë. Est-ce qu’on peut retrouver cet état de corps et d’esprit dans son quotidien chez soi, au travail…? Elle nous fait l’annonce de cette quête et des moyens utilisés pour atteindre ça. C’est plein de pirouettes et de malices, et il y a ce questionnement : « Et si le but, c’était de se créer des souvenirs ensemble ? » C’est un travail sur la grâce et les canons de la beauté dans la danse, je trouve ça joli de clore le festival avec ça.
Propos recueillis par Barbara Chossis