La compagnie L'Entreprise

La compagnie L'Entreprise

L’Interview : François Cervantes

Alors que l’Entreprise prend ses quartiers d’hiver au Massalia, François Cervantes évoque pour nous les origines de son implantation marseillaise, sa vision de l’art théâtral et plus encore… De l’écriture au public en passant par le geste, il y a plusieurs pas, que notre homme franchit avec brio.

fran%C3%A7ois-cervantes.jpgEntre la création de la compagnie en 1986 et son implantation à Marseille en 2004, près de vingt ans se sont écoulés. Que s’est-il passé entre-temps ?
La compagnie est née dans le Limousin, mais elle n’était pas fixée dans un lieu précis. Petit à petit, l’envie de la sédentariser s’est accrue. Je voulais trouver un lieu dans une grande ville qui ferait office de centre de création. J’ai hésité entre Lille et Marseille. Mes racines méditerranéennes (ndlr : il est né au Maroc) ont certainement aidé à faire pencher la balance en faveur de cette dernière.

Loin d’être cantonné au registre comique et circassien, vous utilisez la forme théâtrale pour mieux explorer d’autres aspects moins évidents du clown (figure centrale des spectacles de la compagnie), comme la poésie du geste qui précède le texte et le magnifie. Ce que semblent illustrer les deux spectacles joués au Théâtre Massalia en février et mars, Un Amour et Les Clowns
L’idée du clown n’était pas préméditée. Elle est partie d’un spectacle où cinq anges désirent s’incarner en humains, après avoir entendu une diva. J’y ai trouvé un parallèle avec le clown, qui cherche aussi à s’incarner tout en restant marginal. Il a un désir humain de vie car il a l’impression de ne pas vivre pleinement la sienne. En étant en marge du théâtre, le clown l’interroge. Il est partagé entre l’envie et le sentiment d’exclusion. Il a également une grande capacité de rencontre avec le public. Par exemple, rien n’explique vraiment pourquoi un enfant rit spontanément devant un clown. Pourtant, cela arrive bien. Un Amour et Les Clowns font appel à la figure du clown, mais en l’abordant très différemment. Ce sont deux spectacles d’expériences, de rencontres entre des personnes et entre des arts. Le clown rencontre la danse (à travers le danseur Thierry Thieû Niang) dans le premier et le théâtre classique (Le Roi Lear de Shakespeare) dans le second.

Aujourd’hui metteur en scène, vous avez pourtant commencé par une formation d’ingénieur. Culture et science sont, a priori, bien opposées…
Dès l’âge de douze, quatorze ans, j’ai commencé à écrire, secrètement, avant d’entamer cette formation scientifique. Mes parents étaient attachés à la réussite sociale de leur enfant ; d’où mon entrée en école d’ingénieur après un baccalauréat scientifique. Le déclic est simplement venu de ma rencontre avec le théâtre. J’ai ensuite hésité entre l’écriture et le métier d’acteur pour préférer la mise en scène. Mais je pense que les enseignements scientifiques sur l’organisation et la logique m’aident encore aujourd’hui dans mon travail de metteur en scène.

A côté de la mise en scène, vous avez créé en 2003 le Garage, un espace pour les comédiens qui veulent « interroger l’art de l’acteur ». Il s’agit d’une autre forme de transmission et de partage du savoir…

Des comédiens ont insisté pour que je transmette ma vision du théâtre, ma manière de travailler ; d’où la création du Garage. Cette transmission porte sur la présence sur scène, les rapports partenaires/publics, la concentration ou encore l’alliance geste/parole. Le Garage a par exemple abouti à la réalisation commune d’œuvres. Nous y travaillons aussi la recherche de formes nouvelles de théâtre ; ce qui nous amène à ouvrir la porte à d’autres disciplines non artistiques. Un véritable partage d’expériences en émerge.

Vous semblez justement accorder un rôle important au rapport entre auteur, œuvre et publics…
Quand j’ai découvert le théâtre en tant que comédien, j’y ai trouvé un plaisir proche de l’écriture. Pour moi, une fois écrite, l’œuvre n’est pas close. Elle vit et évolue avec le public. Rien d’étonnant alors qu’à la énième représentation d’une pièce, je sois toujours autant ému et surpris. Ce qui importe, c’est la circulation des émotions entre auteur, acteurs et spectateurs. Même quand l’auteur est seul, dans l’acte de création, l’Autre (le public) est toujours présent. La soirée de la représentation, c’est l’œuvre.

Et comment abordez-vous votre rapport à la culture, notamment au regard de la baisse de certaines aides publiques ?
Je ne suis pas déconnecté de ce qui se passe autour de moi. J’ai d’abord vécu des choses profondes dans mon enfance qui influent sur mon positionnement aujourd’hui. Je m’intéresse finalement plus à l’art qu’à la culture, à la création et aux formes particulières de théâtre. Nous vivons une période tendue, incertaine pour des raisons financières et politiques. Je m’en rends bien compte. Mais cette incertitude vient aussi du fait que l’on re-questionne la place de l’art dans la vie. Nous avons besoin de nous resserrer autour de l’essence du théâtre. C’est notre affaire de jouer du bouche-à-oreille pour amener les publics au théâtre. C’est un art du présent, artisanal. Il faut le désacraliser. Je cherche à faire tomber les tabous, les idées préconçues sur lui. Il ne doit pas être une obligation, une sorte de médicament qu’il faudrait prendre pour se soigner de son manque de culture. Cela doit être avant tout un plaisir.

Propos recueillis par Guillaume Arias

L’Entreprise au Massalia : jusqu’au 27/02 (Un amour jusqu’au 13 et Les Clowns du 16 au 27) à la Cartonnerie (Friche la Belle de Mai, 41 rue Jobin / 12 rue François Simon, 3e).
Rens. 04 95 04 96 06 / 04 91 08 06 93 / www.theatremassalia.com

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Amour et incidences

L’histoire commence par le désir d’une rencontre entre deux étrangers, le clown et le danseur, deux poètes qui font vibrer leur corps et l’espace mais qui ne parlent pas la même langue. Sous les regards successifs de François Cervantes, Patrice Cherreau, Laurent Fréchuret et François Rancillac naît Un Amour, une aventure où Arletti le clown prendrait le danseur Thierry Thieû Niang par la main pour une farandole. Mais qui mène la danse ?

Seules quelques chaises encore paisibles habillent la Cartonnerie, ancienne manufacture de tabac, délestée de ses rideaux de théâtre. Un immense espace vide, propice à la rencontre entre le danseur-chorégraphe Thierry Thieû Niang et Arletti, le clown de la comédienne Catherine Germain. Nous sommes là aussi, dans l’obscurité naissante, nous, public et troisième partenaire de cette rencontre singulière. Avant même le premier regard, les langues se délient : s’expriment la peur d’empêcher l’autre, de ne pas savoir comment tenir ensemble, mais aussi l’histoire d’un voyage en Italie, d’une guerre au Vietnam. Les caractères des deux êtres en présence ne vont cesser de s’éplucher l’un l’autre jusqu’à la racine poreuse, jusqu’au cœur. En tant que troisième larron, nous sommes tenus au secret et c’est avec une certaine saveur d’authenticité que nous goûtons à ce travail.
Avec sérénité, il entre dans l’espace comme pour une répétition, sac de sport rempli de quelques objets symboliques — une orange, une branche d’olivier, etc. — qui ponctuent de silence sa course dansée. Thierry Tieû Niang commence à peupler l’espace de nouvelles couleurs, par touches gestuelles, répétées pour certaines jusqu’au rituel.
Elle arrive, pleine de mots qui disent sa peur et son désir, un sac de courses vide au bout de son gant rouge. Elle a posé Catherine Germain au vestiaire et se met à nu devant le danseur du silence. Très vite, Arletti dévore l’espace de sa présence, acculant le pauvre danseur hors du plateau, allant même jusqu’à lui tirer une balle en plein cœur. Mais l’on comprend vite que son corps et son cœur de clown ne tiennent qu’à la condition de la présence de l’autre : public ou partenaire. Pour la séduire ou la terrifier, peut-être aussi pour se rapprocher d’elle, il se peint le visage et affirme sa présence au sein d’une danse guerrière sur fond de musique militaire, foulard de soleil dans la bouche. Arletti se fait petite fille en fond de scène, puis essaie d’être aussi délicate que ses grosses chaussures en plastique le lui permettent, propose un swing et se laissera finalement caresser au murmure d’un « Catherine…» susurré par le danseur.
Si on perd parfois la simplicité de ce qu’a dû être la première rencontre au profit d’un travail très écrit, parfois un peu bavard, la touche finale est belle. Un homme face à une femme : seuls, ensemble.

Coline Trouvé