Au marché aux puces, l’insécurité concerne aussi l’avenir du lieu
Alors que les problèmes d’insécurité nuisent au commerce du marché aux puces, son propriétaire et Euroméditerranée négocient autour de son avenir sans informer les commerçants. L’aménageur public souhaite que le propriétaire fasse des travaux à la hauteur du quartier en construction dans le secteur. Mais ce dernier se montre peu enthousiaste à cette idée.
« Hein ? C’est fermé ?! Y’a encore eu un braquage ou quoi ? » Sac de course sous le bras, Salima n’en revient pas. Première fois en trente ans que la jeune femme assiste à une grève des commerçants du marché aux puces, où elle a l’habitude de faire ses courses. Rassemblés sur le parking devant la halle des antiquaires, une petite centaine d’entre eux (sur 300) exprime à qui veut l’entendre les raisons de leur colère. « Les problèmes liés à la sécurité se sont accentués, il y a souvent des exactions au couteau, comme lorsque le Lidl a été braqué récemment. Le trafic de cigarettes gangrène mais il y a une omerta », raconte une commerçante. Ce ras-le-bol, les commerçants ont donc décidé de l’exprimer en tirant le rideau une journée entière, ce mardi. Mais le malaise est plus profond.
Le marché aux puces, où chaque semaine des milliers de personnes se rendent pour acheter des produits en tout genre à bas prix, est au cœur du projet de réaménagement urbain d’Euroméditerranée II « les Fabriques », porté par des filiales de Bouygues. Sauf que dans cette optique, les commerçants ont du mal à distinguer leur avenir.
« Aucune réponse constructive »
« Depuis trois ans, la fréquentation est clairement en baisse », entame un représentant des commerçants. Il y a neuf mois, ce dernier, avec quelques collègues, a fondé une association pour représenter les intérêts des commerçants, jusqu’alors très peu fédérés. Parmi les vendeurs du marché aux puces, nombreux sont ceux qui sont dans situation précaire, voire irrégulière. Une position qui expliquerait selon certains le manque de contestation jusqu’alors. Mais aujourd’hui, la crainte de devoir bientôt plier bagage est plus forte.
« En fait, on cumule un ras-le-bol à cause de l’insécurité et un sentiment d’abandon », reprend ce commerçant. Un sentiment d’abandon qui viendrait avant tout de l’attitude du propriétaire. Car depuis 1988, le marché aux puces de Marseille est une propriété privée. Aujourd’hui, les commerçants se retrouvent impuissants face aux négociations qui s’accélèrent entre Euroméditerranée et le propriétaire. « Finalement, ces problèmes de sécurité arrangent tout le monde. Le chiffre d’affaire baisse. Les commerçants partent, le propriétaire aura donc moins d’indemnisations à payer quand il devra laisser le marché à Euromed. Et Euromed pourra avoir un meilleur prix », analyse-t-on dans l’un des cafés du marché.
Mardi matin, les commerçants ont obtenu un entretien avec André Coudert, le propriétaire historique du marché, la police et la sénatrice PS, ex maire des 15e et 16e arrondissements, Samia Ghali. « Nous n’avons obtenu aucune réponse constructive », déclarent à la sortie de cette réunion les quelques commerçants reçus.
« On a l’impression que ce projet est complètement creux »
« Quant on monte un projet comme ça, on fait des concertations, on communique. Là on a l’impression que c’est complètement creux », recadre Bernadette Schneider, architecte et membre de l’association des commerçants. Creux, ou en tout cas inconnu.
Pour l’heure, Euroméditerranée ne se positionne que sur l’avenir de la partie nord du terrain du marché aux puces, où se trouve notamment le magasin Lidl. L’établissement public a eu recours à l’expropriation sur cette parcelle, et compte y faire, entre autres, un parking en silo. Quant au reste du terrain, où se trouvent les bâtiments du marché couvert, l’incertitude plane toujours.
« Travaux d’envergure »
Une chose est sûre, le marché restera là. Les représentants d’Euromed le répètent à l’envi et l’affichent sur tous leurs supports de communication. I »Le marché aux puces demeure tant dans sa localisation que dans son usage. Euroméditerranée et le propriétaire du marché aux puces s’y sont engagés. Ils étudient actuellement un projet de rénovation », peut-on ainsi lire sur le site des « Fabriques ». En quoi consiste la « rénovation » ? Qui va la réaliser ? Les commerçants pourront-ils rester sur place ? Selon les protagonistes, les réponses varient.
« Coudert est disposé à faire des travaux d’envergure. La halle des fruits et légumes présente un intérêt patrimonial indéniable. Elle n’a pas été entretenue jusque-là, il faut faire des travaux », avance Paul Colombani, directeur général adjoint à Euroméditerranée. « Les travaux sont à réaliser par le propriétaire, nous recherchons et lui proposons des partenariats pour les réaliser », appuie Laure-Agnès Caradec.
Mais si la présidente d’Euroméditerranée explique ne pas envisager pour le moment l’expropriation, elle ne ferme pas pour autant la porte à cette solution. « Si ça se passe mal, tout sera fermé. C’est ensuite sa responsabilité de dédommager les commerçants », anticipe-t-elle, en négociatrice.
« Coudert joue la montre »
Dans son bureau surplombant le marché, André Coudert est bien conscient des enjeux. Le quartier se réorganise, et son marché, connu pour héberger certains trafics et où les règles et normes sont souvent enfreintes, ne pourra rester tel quel dans ce paysage en mutation. « Les décisions ne sont pas les miennes, mais celle d’Euroméditerranée, entame-t-il avant de botter en touche. Je ne peux pas communiquer sur un projet qui n’est pas encore abouti. » Il confirme seulement qu’« une rénovation extrêmement importante est prévue pour le marché. »
Rénovation qu’il entreprendra lui même ? André Coudert esquive la question. « S’ils veulent m’exproprier, ils le feront », glisse-t-il en guise de réponse. Serait-ce donc une histoire de temps ? Le propriétaire du marché aux puces répond cette fois-ci par l’affirmative… Sans vouloir en dire plus. « Je comprends que les commerçants soient inquiets, mais je ne sais pas quand ça va se passer », balaie celui qui est aux manettes du marché depuis trente ans.
Mais en bas des marches en fer qui mènent aux locaux de la direction, le discours peine à convaincre. « Coudert joue la montre. C’est le business. Les seuls que ça n’arrange pas, ce sont les commerçants. » Un peu plus loin, où l’on décharge délicatement des œufs, on partage cette analyse. « Depuis la grève de mardi, il n’y a pas eu un policier qui est venu sur place. Ça n’a servi à rien. Ils laissent l’insécurité s’installer, certains commerçants vont partir, et ça sera vendu. Mais est-ce que nous, on pourra rester ? Est-ce que les loyers vont augmenter ? », se questionne-t-on sous la halle des fruits et légumes. Ces questions n’auront de réponses que lorsqu’Euroméditerranée et André Coudert décideront de sortir de leur salle de réunion à la porte bien fermée où se jouent, depuis des années, les négociations. « Sept ans que ça dure, c’est trop long ! […] Qu’ils m’exproprient, j’irai à Tahiti », lâche l’homme d’affaires, aujourd’hui âgé de 85 ans. Mais si celui-ci peut se rassurer avec une retraite au soleil, ses locataires se retrouvent, eux, perdus dans l’ombre d’un projet, dont on refuse jusqu’alors de leur dévoiler les contours.
Violette Artaud