Lieux Fictifs
Le statut de la liberté
À la Friche La Belle de Mai, où ils ont établi leur QG depuis déjà trente ans, les vieux baroudeurs de Lieux Fictifs détonnent. Rencontre avec Caroline Caccavale, cinéaste et co-directrice de cette formidable aventure en univers carcéral.
Les films de Lieux Fictifs sont immédiatement reconnaissables. Ils ont la marque de l’intelligence, celle qui saute aux yeux tellement les gens s’y racontent avec autant de sincérité que d’insolence, avec autant de colères rentrées que de verbes justes. Ils n’ont pas de sex-appeal, ils ne s’embarrassent pas de ça. Leur beauté est ailleurs : dans le choix du plan, dans le cadre, dans le montage, dans la liberté qu’on se donne d’utiliser quelque procédé à toutes fins utiles mais toujours avec une déontologie de sociologue exemplaire. Pas d’emphase stylistique, pas de geste ampoulé, pas de dogme. Ici, c’est la liberté qu’on veut, de la liberté dans les films, de la liberté chez les gens que l’on filme. Hélas, on voit peu ces pépites, car beaucoup n’ont pas encore été numérisées. Il faut dire que les moyens sont modestes… et il y a tant à faire !
Depuis ce jour de 1987 où Caroline a poussé la porte de la prison la première fois pour un projet de fin de cursus à l’École des Beaux-Arts de Luminy autour des tatouages et de la répétition des gestes et des images dans le milieu carcéral, elle se consacre sans relâche à ce(ux) que l’on ne voit pas, les invisibles. À 23 ans, elle « tombe » dans les écrits de Michel Foucault sur l’asile et la prison, sentant que « c’est d’après les organisations fondées par ces systèmes que notre propre monde social s’organise aussi. » Ses lectures — dont elle aime à dire en souriant qu’elles sont « féroces » — la soutiennent et nourrissent son désir de comprendre le monde. Par l’image et le son, elle cherche à en capter l’essence, à comprendre l’architecture carcérale, sa fragmentation, ses mécanismes… Ses premières expériences, qui coïncident avec les émeutes de 1987, la bouleversent. La prison aussi change ses habitudes à ce moment-là, soufflée par un vent nouveau : pendant ses premiers jours de tournage, l’administration pénitentiaire est en train de câbler pour la première fois des téléviseurs dans les cellules…
Jacques Daguerre, grand visionnaire et directeur du Centre Pénitentiaire des Baumettes à l’époque, ne s’y méprend pas : il propose à Caroline et à José Césarini, son compagnon de route, de s’investir davantage et d’y réaliser leurs premiers ateliers de cinéma avec des détenus. Ils créent alors TVB, Télé Vidéo Baumettes, joli pied de nez en forme de « tout va bien » et premier canal vidéo intra de la prison (qui existe toujours). « À l’époque, on ne pensait pas rester. Et puis on rencontre par hasard Renaud Victor, qui venait faire des repérages pour filmer un documentaire sur les prisons de France. On s’est plu, et en quelques heures on s’est embarqués dans un tournage des plus intenses qui s’est achevé deux ans plus tard. Trois ans d’immersion, de jour comme de nuit, aussi bien dans les miradors que dans les cours de promenade ou dans les parloirs avec les familles… Je dormais à la prison des femmes, et eux (Renaud et José, ndlr), à la prison des hommes… On a enfin terminé le film en 1991, et malheureusement, Renaud est mort, juste après sa sortie. » Elle dit de son regard qu’il a alors basculé de l’autre côté, qu’il doit se reconstruire depuis l’autre côté. De cette hétérotopie qui devient réelle, de cet inattendu, ils veulent faire quelque chose, ils veulent construire ce qui sera Le lieu, et qui verra enfin le jour après dix ans d’investissement, en 1997. Pendant vingt ans, des dizaines de courts métrages y sont fabriqués par les détenus et des artistes associés, des formations au montage, en passant par le son, la prise de vue… Et dans un double mouvement, pour briser l’isolement aux Baumettes, ils créent un espace collectif à la Friche, avec 13 Productions. Pour celle qui est désormais l’une des doyennes de la Friche, l’attachement à ce lieu s’avère sans faille.
Et aujourd’hui, la prison, elle la voit comment ? « Beaucoup de choses changent, il faut cesser de fantasmer ces lieux-là, il faut que la prison déborde de son propre cadre, qu’on poursuive le travail de déconstruction de ces visions trop figées. (…) Aujourd’hui, après avoir passé vingt ans dans nos studios aux Baumettes, on travaille sur un projet de reconstruction de ces studios dans le SAS. » En effet, depuis juin 2018, les Baumettes historiques sont vidées et désarmées ; on entre dans l’ère — et l’aire — de Baumettes 2, vaste projet architectural attenant aux anciens bâtiments. Un quartier y sera dédié à une centaine de détenus en fin de peine (à dix-huit mois de la sortie, donc), où ils prépareront et structureront leur sortie, pour éviter les « sorties sèches » comme on dit dans le jargon. « Nous avons compris que le temps avait fait œuvre, que nous n’étions plus seulement dans notre histoire. Aujourd’hui, l’administration nous fait confiance et nous propose de co-construire avec les détenus leur projet de sortie. Ici, du fait du régime de sécurité abaissé, on peut construire des liens avec l’extérieur, on peut imaginer cette porosité entre les publics que nous espérions déjà avec notre projet Frontières : Dedans/ Dehors en 2013, en mélangeant les détenus à ceux qui sont dehors. On aimerait que cette communauté provisoire s’élargisse, et que les individus prennent conscience de leur nécessité à y participer activement. C’est une prise de conscience que tout le monde doit faire : les détenus, les gens à l’extérieur et les institutions pénitentiaires. »
Concrètement, c’est donc dans un ancien hangar de la prison des femmes que le SAS ouvrira, avec 250 mètres carrés dédiés à la création cinématographique, mais aussi à la diffusion. Grâce à un système de fauteuils rétractables, on pourra accueillir jusqu’à 55 personnes, détenues ou venant de l’extérieur. C’est tout le nouvel enjeu de ce lieu : s’ouvrir à l’extérieur et faire pénétrer l’extérieur aussi. Grâce à leurs partenariats, qu’ils soient nouveaux et/ou anciens, comme avec le FID, l’AFPAS, Aflam, Image de Ville, le Festival Tous Courts et d’autres encore, la potentialité de faire circuler les publics se voit ainsi décuplée. Consciente des nouveaux enjeux, la guerrière chevronnée ne mésestime pas la difficulté : « Le public du SAS est un public difficile, jeune, souvent du territoire, désillusionné. » Mais « l’inconfort est un choix, dans ce choix que nous avons fait d’exercer en prison. Au-delà de la détermination que nous avons, nous ne pourrons pas faire autrement que de nous réinventer. » Les projets, de fait, sont nombreux : poursuivre les ateliers en prison et continuer à faire des films bien sûr, et peut-être même tourner davantage son regard vers le personnel pénitentiaire. Mais aussi faire œuvre à l’extérieur, et transmettre, en créant une médiathèque en ligne et un centre de ressources à la Friche… Et puis, tout prochainement, bâtir ce grand projet qui lui tient à cœur et dont nous vous reparlerons en temps utiles : Prison Miroirs, un temps fort consacré à la prison et à l’univers carcéral, à la saison froide, dans plusieurs lieux, à la Friche, au Gyptis, en ville, et même aux Baumettes — qui ouvrira exceptionnellement les portes du pénitencier… Caroline conclut avec la ténacité qui la caractérise décidément : « Une histoire se finit, se continue, se retravaille. »
Joanna Selvidès
Prison Miroirs : du 23 octobre à février 2020 à Marseille.
Rens. : www.lieuxfictifs.org