Sans titre, peinture de Marianne Bourges

Marianne Bourges à l’Atelier de Cézanne et au MAC Arteum

Les particules élémentaires

 

L’atelier de Cézanne et le MAC Arteum de Châteauneuf-le-Rouge accueillent la première exposition autour de l’œuvre inconnue de Marianne Bourges. Une initiative d’Alain Brunet, à qui l’on doit à la fois la préservation et cette première mise en lumière d’une production de dessins et de peintures à couper le souffle, qui témoignent d’une nouvelle conception du monde et de l’art et nous livrent plus de cinquante ans de réflexions autour du processus de création.



« Nous avons des idées arrêtées, dès que nous arrêtons de réfléchir. »

— Ilya Prigogine

Comment ne pas trahir l’œuvre de Marianne Bourges en figeant par les mots la fulgurance de son trait ? La dame le dit elle-même, l’œuvre se fait dans l’instant où le travail s’opère, après c’est autre chose, après il ne reste que des traces. Ces traces que nous ne cessons de regarder depuis 40 000 ans pour nous comprendre nous-mêmes. Repensons à Picasso dans le film de Clouzot qui offrait au public l’expérience inédite du moment où l’œuvre advient. Être présent, appartenir au moment où le dessin se forme, où le geste est, où la vigueur et l’énergie de l’artiste commettent l’œuvre d’art. Partager l’expérience que seul celui qui trace connaît et que tant d’artistes tenteront de transmettre aux « infirmes » du trait. C’est de ce moment dont parle Marianne Bourges, essentiel et absolu, une expérience tellement unique qui l’ont amenée à considérer pendant trente ans que ses traces n’avaient pas d’intérêt.
Paradoxalement, les traces de Paul Cézanne l’auront occupée toute sa vie. La dame aux macarons hors normes et hors cadre débarque à quarante ans sur la colline des Lauves à Aix-en-Provence, et squattera littéralement à partir de 1965 l’atelier de Paul Cézanne, dont nul n’a que faire à l’époque. Nous sommes autour de 1944, c’est la guerre et Marianne Bourges élit domicile à proximité de ce havre de paix laissé à l’abandon, fermé pendant quinze ans et préalablement habité par l’écrivain Marcel Provence. En 1952, les biographes américains du peintre, James Lord et John Rewald, dont les noms figurent sur une plaque à l’entrée de l’atelier, ouvrent une campagne de dons et sauvent le lieu de la démolition pour le confier à l’Université d’Aix-Marseille, qui finira par le céder à la ville d’Aix-en-Provence. Nul ne doute qu’un jour, le nom de Marianne Bourges devra aussi figurer sur cette plaque devant la porte de l’atelier. C’est à elle que l’on doit la conservation de ce lieu hors du temps où les touristes se pressent aujourd’hui par autocars. Marianne Bourges y vivra durant trente ans, le préservera de l’ignorance et de l’anonymat, mais aussi des exploitations commerciales et des projets urbains les plus irrévérencieux. Elle y travaillera jusqu’en 1996 en tant que conservatrice des traces de Paul Cézanne.
Dans la préface du catalogue de l’exposition, Michel Fraisset, l’actuel conservateur de l’atelier, admet n’avoir jamais eu connaissance des dessins de la dame. Ils les a découverts avec ces deux expositions qui ont révélé une production dense et exigeante, que le commissaire et ami Alain Brunet a regroupée en séries, pour lesquelles les préoccupations plastiques prévalent sur la chronologie. Une série de portraits de Bachelard, dont la jeune Marianne fut étudiante, réalisés à la Sorbonne sur le motif et sur le vif, de son ami Beckett, de Germaine Tillon, des portraits qui semblent tous rechercher l’exactitude d’une seconde et la captation d’une personne en mouvement, en réflexion, en transformation, dont les idées ne se figent pas, comme une tentative d’inscrire l’irréversibilité dans la matière, pour reprendre les mots d’Ilya Prigogine. Marianne Bourges fut, comme tant d’autres un peu sensibles au monde, fascinée par la nouvelle conception d’un monde dessiné par l’atome et l’infiniment petit. Son livre de chevet, Les Lois du Chaos, bible de la physique quantique, l’inscrit à tout jamais dans un environnement en perpétuel mouvement, un monde sensuel et ondulatoire, un monde de particules instables et d’ondes invisibles qui devaient amener les plus sérieux d’entre nous à se résoudre à la fin de nos certitudes.
Tout foisonne et tout virevolte chez Marianne Bourges, son trait comme sa pensée. Dans les marges de ses dessins se laissent parfois lire quelques annotations : réflexions du moment, philosophie de l’instant, phrases prononcées sur France Culture qui ne s’éteint jamais. Extirpés de ce moment et privés de réflexions parallèles, ces adages sonnent aujourd’hui mystérieusement : « Pas d’espace entre le . » (Marvège), « La vision s’envole dans le ciel des idées » (Platon), « La poésie, un art de la découpe dans le temps »…
Si l’œuvre de Marianne Bourges s’inscrit dans le livre de l’histoire de l’art, la page se situe entre les modernes et les post-modernes, puisqu’elle naît à la fin des avant-gardes et appartient à l’art d’après-guerre, celui des surréalistes, des cinétiques, des lyriques, des dripping, des peintres américains et des pop artistes. Son travail, fortement influencé par l’enseignement de Bachelard, ne dissocie pas les sciences et les arts plastiques. Nourri des théories de l’instant et du va-et-vient entre imaginaire et réalité, son esprit, en questionnement perpétuel, cherche à inscrire dans ses œuvres ette représentation de l’instabilité du monde et des idées. Ses dessins sont des tentatives d’interprétation du monde quantique dans lesquels Marianne Bourges parvient à rendre sensible quelque chose qui pour la plupart demeure à l’état de concept, quelque part entre le formel et le réel, le hasard et le déterminé. Presqu’à la même époque et même si tout les oppose dans la forme et dans le geste, Victor Vasarely, l’autre Aixois d’adoption, s’adonnait lui aussi à la représentation de ce que Bernard Dahan appelait un « art moléculaire » ou « la nouvelle plastique et les sciences modernes ». Loin de Vasarely,  Marianne Bourges crée un art sensuel où les matériaux des supports apportent à l’ensemble : précurseur dans ses expériences de récupération, elle dessine sur le papier sulfurisé des femmes au foyer ou le plastique de protection des meubles. Elle découpe, elle recoupe, elle associe, elle compose et recompose, superpose, froisse, plie ; elle observe le paysage par la fenêtre, la marcescibilité d’un bouquet de fleurs, le visage d’un ami ; elle observe et prend de la distance, elle sait que demain les choses paraîtront tout autrement. Elle sait que le changement de point de vue fait voir les choses autrement. Elle le sait encore aujourd’hui et rappelle combien la bonne distance est primordiale. Son travail témoigne d’une absolue liberté, en proie à aucun formatage, captif d’aucune école. Peut-être parce qu’il était destiné à rester dans les placards d’un atelier, à ne jamais connaître la notoriété, parce que la dame elle-même est avant tout éprise d’une absolue liberté…

 

Céline Ghisleri

 

Marianne Bourges : jusqu’au 30/10 à l’Atelier de Cézanne (Aix-en-Provence) et au MAC Arteum (Châteauneuf-le-Rouge).

Rens. : www.mac-arteum.net