Semaine de la Pop Philosophie, Saison II
Serrano a du nez
La Semaine de la Pop Philosophie revient pour une seconde édition hétéroclite et aguicheuse : Alain Badiou, Jacquie Berroyer, Pacôme Thiellement … Une année a passé, nous laissant le temps de revenir sur la proposition de Jacques Serrano qui préfigure sans doute l’avenir de la pensée telle qu’elle devrait s’exprimer en public.
L’une des manifestations les plus enthousiasmantes de ce festival est la conférence qui concerne « Le monde selon les Shadoks » : rien qu’à l’idée d’examiner de plus près ce dessin animé culte, mettant en scène la logique des hommes soudain sortie de ses gonds et offerte aux facéties d’un esprit particulièrement tordu (celui de Jacques Rouxel), nos neurones en bavent déjà. C’est avec un état d’esprit semblable que les « pop philosophes » s’en prendront à la longue tradition de rétention de la pensée dans l’université, en donnant en pâture à un large public de quoi assouvir ses prédispositions pour les jeux de l’esprit. Ainsi, bien qu’ayant déplacé leur curseur de l’art à la philosophie, les Rencontres Place Publique n’ont pas changé d’optique : divertir le public par le biais de son intellect et peut-être même le mener à l’état de grâce que produisaient les interventions de Gilles Deleuze sur leurs spectateurs. Beaucoup de philosophes relient leur discipline à la capacité de s’étonner, étonnement de trouver tant de sens sous la surface des choses du quotidien (et surtout des produits culturels de masse faits pour s’imposer à nous) ou au contraire de se sentir pousser des ailes pour pouvoir prendre de la hauteur sur une réalité culturelle médiatisée qui nous bouscule chaque jour davantage par son hyper-actualité. Et cet étonnement est de ceux qui font rire — de satisfaction. Une démarche de cette ambition demande des moyens ingénieux et des intervenants de talent. Sur le papier, le pari semble être tenu : rappelant un jour de rentrée des classes en Terminale, la programmation aligne une ribambelle de « profs de philo », aux profils et méthodes très disparates. Outre la star Alain Badiou (le philosophe français vivant le plus traduit au monde), qui nous parlera d’amour, et le penseur décomplexé Pacôme Thiellement, qui partira à l’assaut du rock (voir ci-contre), on peut également citer le musicologue Peter Szendy dont l’intervention — à propos de la place des tubes pop dans nos vies — sera rien moins que théâtral(isé)e via l’utilisation de jingles/ritournelles sonores martelés. Assurés de la justesse de leur démarche, Jacques Serrano et son assistante, Aurélie Berthaut, se remémorent, hilares, les mots scandés par Bastien Gallet, dialoguant avec les sons déclenchés par le musicien Mathias Delplanque au bar l’Underground l’an dernier. Une joute dont le sous-texte était aussi métaphysique que futile : « Au commencement était le verbe ; très bien, mais lequel survint en premier, le mot ou sa musique ? » Ne reprenant pas rigoureusement la définition de Deleuze, la Pop Philosophie de Jacques Serrano, qu’elle s’attache à des sujets populaires (Plus Belle la Vie, Buffy, le rock) ou à des sujets plus classiques (l’amour, la logique), est une pratique plutôt qu’une science. Elle consiste à discuter à la vue de tous un matériau de provenance indifférente (sociologie, cultural studies, philosophie, herméneutique…), en partant de l’observation d’objets qu’il est aisé de s’approprier, tout cela sous la coupe de quelques maîtres à penser passionnés et désireux de partager leurs centres d’intérêts. Exigeantes, les éminences le seront donc avec elles-mêmes tout d’abord. Quant aux organisateurs, ils leur font confiance. C’est avant tout une affaire d’hommes. Et s’il vous prend l’envie d’en découdre mano a mano avec des intellectuels très lus, en débattant de leurs déclarations « inconséquentes » sur la personnalité de Buffy ou sur la portée actuelle du rock, vous savez où vous rendre la semaine prochaine.
Jonathan Suissa
Semaine de la Pop Philosophie, Saison II : du 18 au 23/10 dans divers lieux de Marseille. Rens. 04 91 90 08 55 / www.lesrencontresplacepublique.fr
L’Interview : Pacôme Thiellement
Auteur prolifique et totalement inclassable, l’essayiste est aussi un blogueur bavard dont les centres d’intérêt s’avèrent aussi rock’n’roll que la façon dont il les traite. De quoi nous donner un avant-goût vitaminé de la semaine de discussions décomplexées qui nous attend…
Dans Le rêve de Zappa, vous décrivez notamment la portée politique des textes de Frank Zappa. Quel est, selon vous, le statut actuel du rock sur le plan politique ?
Il est nul. Le rock a eu une portée politique quand il développait une relation au monde de l’âme en accord avec ses avancées artistiques, tant au niveau des techniques de composition que celles d’arrangement et de production, et c’est cette relation toujours redéployée qui était le garant d’une protection de son inspiration initiale. Ça a commencé à se dégrader au milieu des seventies, quand les maisons de disque ont décidé de ce qui devait être populaire. Les mecs qui ont édité les disques les plus innovants étaient des vieux businessmen qui n’y connaissaient rien. C’est quand les hippies sont devenus des conseillers dans les maisons de disque que celles-ci n’ont plus édité que de la merde — parce que ces types prétendaient savoir ce que les gens voulaient écouter. Aujourd’hui, nous vivons dans les conséquences de cette prise de pouvoir : la destruction d’une relation circulaire entre innovation et popularité. Les Beatles réinventaient la pop à chaque chanson et Frank Zappa à chaque note. Leur succès populaire marchait main dans la main avec leur défrichage esthétique et métaphysique. Les auditeurs des Beatles pouvaient en parler, sans se connaître, dans n’importe quel bar, et chercher le mode de vie qui devait être tiré de cette permanente redécouverte. J’ai été coupé mille fois par des voisins de table qui m’entendaient parler de Lost et qui s’inséraient dans la conversation, mais jamais si je m’entretenais des Fiery Furnaces. Ça veut dire que le rock n’est plus l’art populaire porteur des enjeux décisifs à un niveau collectif. Il faut l’admettre et passer à autre chose. Il faut désormais qu’il se métamorphose dans une nouvelle forme.
Pensez-vous qu’il est encore possible de vivre la « communion » lors d’un concert de rock ? Si oui, dans quelles conditions ?
Oui, mais sur un mode régressif, nostalgique, dans le souvenir de l’adolescence que nous n’avons jamais eue, etc. Franchement, c’est un monde que nous devrions laisser partir. Mais pas nécessairement pour laisser la place à une scène électro ou noise complètement débarrassée des mélodies, des harmonies, des paroles et des rythmes. Pas uniquement, en tout cas. La « communion » dans une visée actuelle qui ne se confond pas avec le fantasme d’un souvenir, je l’ai vécue avec Secret Chiefs 3 : cette musique — qui n’est plus du rock mais qui ne pourrait pas exister si le rock n’avait pas eu lieu — m’a donné la sensation la plus forte d’un autre rapport à la musique, passant par une expérience transfiguratrice du concert. C’est ce qui avait été pointé, et raté (parce que kitsch à mort), dans le concept de la « world ». Trey Spruance, lui, a vraiment réussi sa fusion « afghano-irano-indo-californienne ». C’est une musique à la fois très traditionnelle, totalement humoristique, enivrante, et qui vous emmène à la guerre comme aucune. Des morceaux comme Renunciation ou Combat for the Angel restent en vous comme des rêves qui n’arrivent pas à s’évanouir.
Le débat dans lequel vous intervenez aura lieu dans une petite salle de concert rock, la Maison Hantée. On sait ce que donne la philosophie dans le boudoir… On sait qu’à la télé, les caméras, les spectateurs anonymes et les projecteurs rendent souvent les participants impuissants (Ce soir ou jamais). Quelles sont, selon vous et pour vous, les vertus du zinc, des odeurs de bière séchée et du projecteur coloré pour la pensée ? La scène de rock est-elle le meilleur endroit pour parler de rock ?
On verra. J’adore les maisons hantées alors je suis très content, mais ça dépend de ce qui se passe entre les différentes personnes présentes. Je m’entends généralement assez mal avec les amateurs de rock : ils détestent Frank Zappa, n’ont aucune fantaisie, sont plus rigides dans leur goût que des mormons, ont des idées très précises sur ce qu’aimer le rock ou parler du rock « devrait être », mais vivent dans un monde qui n’a pas évolué depuis le punk. Ce sont des gardiens de musée : leur amour a vraiment le goût de la mort. Alors, parler sur une scène de rock, d’accord, mais avec des poètes inuits ou un spécialiste de flamenco coréen, SVP !
Le rock philosophique a-t-il existé dans les années 70 ? Il semblerait, au regard de votre ouvrage sur Led Zeppelin (Cabala), que vous avez déjà répondu affirmativement à cette question, à laquelle vous êtes censé répondre dans le cadre de la Semaine de la Pop Philosophie. A quel genre de débat peut-on alors s’attendre ? Un débat contradictoire, de forme ? Ou y aura-t-il du fond ?
Il y aura tout le fond que vous lui mettrez si vous y participez.
Propos recueillis par Jonathan Suissa
« Le rock philosophique a-t-il existé dans les années 70 ? », débat avec Pacôme Thiellement, Stéphane Legrand et Eric Aeschimann : le 20/10 à la Maison hantée (10 rue Vian, 6e)