Les très chers et trop nombreux conseillers de Muselier et Estrosi à la région
En inspectant la gestion de la région, la chambre régionale des comptes a mis au jour la situation particulière du cabinet de l’actuel président marseillais et de son prédécesseur niçois. Les collaborateurs y perçoivent des salaires particulièrement élevés et sont plus nombreux que ce que la loi permet. Ces découvertes pourraient avoir des conséquences pénales.
C’est une affaire très embarrassante à quelques mois des élections régionales. Christian Estrosi et Renaud Muselier, les deux présidents LR qui se sont succédé depuis 2015, sont accusés d’avoir utilisé l’argent de la région afin de rémunérer un nombre trop élevé de collaborateurs de cabinet. C’est ce qui ressort d’un rapport de la chambre régionale des comptes (CRC), encore confidentiel, que Marsactu s’est procuré. Les magistrats financiers ont retrouvé « au moins neuf » membres de cabinet dont les fonctions ont été déguisées en postes de « chargés de mission » dans les services de la région par les deux présidents successifs.
Dans une collectivité, les emplois du cabinet s’opposent à ceux de fonctionnaires par leur caractère politique : ils tirent leur légitimité de la confiance accordée par les élus aux conseillers qu’ils ont choisis. Ils sont au service de l’élu et leur mission s’achève avec celle de ceux qui les ont recrutés. En faisant passer leurs conseillers pour des chargés de mission, les deux présidents ont pu éviter d’atteindre la limite de 14 collaborateurs fixée par la loi, en restant officiellement à 13. Alors qu’une comptabilité honnête les aurait conduits à dépasser a minima la vingtaine. La CRC y voit « un détournement de procédure permettant de s’affranchir dans les faits de la limitation du nombre de collaborateurs. » La région se refuse à tout commentaire avant la présentation du rapport de la CRC en assemblée plénière vendredi 9 octobre.
Pécresse et Wauquiez inquiétés par la justice sur la même base
L’affaire, si elle peut paraître technique, est en réalité grave. D’autres chambres régionales des comptes ont déjà procédé au même examen sur leurs territoires respectifs. Et leur travail a débouché au moins deux fois sur des signalements au procureur de la République. Le parquet national financier a ainsi ouvert une enquête sur des postes de chargés de mission de Laurent Wauquiez à la région Auvergne-Rhône-Alpes. Dans une autre procédure ayant suivi le même chemin et pilotée par le parquet de Paris, la brigade financière a perquisitionné fin septembre les bureaux de la région Ile-de-France dirigée par Valérie Pécresse. La qualification retenue est à chaque fois celle de « détournement de fonds publics ».
La région Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur pourrait être mise au même régime, quand bien même elle a, depuis les premières observations provisoires, mis fin à la situation. « Au début de l’année 2020, soit leurs contrats ont pris fin, soit ils ont été repositionnés dans des services en fonction de leurs compétences », assure-t-on dans les couloirs du conseil régional. Mais cette même source indique : « La région Île-de-France avait fait la même chose, je crois, et ça n’a pas empêché les perquisitions. On verra bien. Si des erreurs ont été faites, on les assumera. »
La chambre régionale des comptes s’appuie sur des éléments de preuve simples mais solides : les contrats de travail. Ces neuf emplois correspondent bien à des postes de cabinet, estime-t-elle. « Ils sont en réalité placés auprès de vice-présidents ou d’élus délégués, peut-on lire dans le rapport. Leur contrat […] indique explicitement que l’agent est recruté “pour exercer les fonctions de chargé de mission afin d’assister quotidiennement le vice-président en charge de” […]. » La chambre estime que, même placés auprès de vice-présidents, ces conseillers relevaient du cabinet du président.
Des contrats « fictifs » pour deux collaborateurs d’Estrosi ?
En plus d’en avoir trop, la chambre régionale des comptes estime que ceux qui sont en poste ont été particulièrement bien lotis. À la lecture des rémunérations, les magistrats financiers, tels des personnages de Tex Avery, ont vu leurs yeux sortir de leur logement. Ils notent à plusieurs reprises le « caractère exorbitant » des salaires versés et même deux contrats de trois mois « fictifs » octroyés à des collaborateurs de Christian Estrosi sur le départ.
Sur ce point, les personnes visées ont été recrutées par l’actuel maire de Nice. Ceci s’explique en partie par le fait que l’examen se concentre sur les exercices 2015 à 2018, Christian Estrosi ayant présidé le conseil régional de décembre 2015 à mai 2017. Les deux contrats de trois mois jugés « fictifs » visent son directeur de cabinet et son adjoint. Tous deux ont continué à être rémunérés par la région jusqu’en août 2017 sans justification apparente.
Directeur de cabinet, Sylvain Roques est devenu à la démission de son patron en mai 2017 et pendant trois mois « directeur de projets » rémunéré 10 028 euros bruts mensuels. Une rémunération « exorbitante du droit commun », note la CRC. Les magistrats ne semblent pas croire au « surcroît d’activité » qui justifierait une telle embauche soudaine, qui courait essentiellement sur la période estivale. En parallèle, face à ce même prétendu surcroît d’activité, son adjoint Vincent Parra a bénéficié du même régime de faveur. Pour 1 000 euros bruts de moins chaque mois que son patron, lui aussi a été nommé « directeur de projets ».
Sur sa fiche Linkedin, Sylvain Roques lui-même ne fait pas état de ce passage comme « directeur de projets ». Il note au contraire être resté directeur de cabinet jusqu’à août 2017, incluant ainsi sa mission estivale, avant d’être embauché à la métropole de Bordeaux. Contacté, il n’a pas répondu à notre sollicitation dans le temps imparti à la publication de cet article.
Vincent Parra que nous avons pu joindre n’a pas souhaité faire de commentaires, laissant à son ancien employeur le soin de le faire. Dans sa réponse écrite à la CRC, la région a justifié ces contrats par une logique de tuilage entre les deux présidences.
« Si le Président Muselier a souhaité constituer son propre cabinet, il a également tenu à organiser une continuité de travail entre les deux équipes du cabinet. Il a ainsi permis à ces deux agents de contribuer activement à assurer la continuité des relations entre le politique et l’administration lors de cette période de changement. »
Les salaires « exorbitants »
Les niveaux de rémunération de ces missions douteuses correspondaient peu ou prou à leur rémunération au cabinet. Elles dépassaient ainsi allègrement les quelque 5 600 euros perçus par le président de région pour ses fonctions. Leurs collègues bénéficiaient eux aussi d’un traitement conséquent. Cela n’est pas illégal en soi, rappelle la chambre, qui note que la rémunération des membres de cabinet est seulement plafonnée à 90 % du salaire du directeur général des services. Mais plusieurs embauches effectuées par Christian Estrosi et certaines évolutions de carrière lui paraissent généreuses dans leurs conditions.
De conseillère culture à directrice adjointe de cabinet, Mandy Graillon — aujourd’hui adjointe au maire d’Arles — a ainsi été recrutée 3 400 euros nets en janvier 2016 pour atteindre 7 200 euros nets au 1er septembre 2018. Ce dernier contrat avait fait tiquer jusqu’à la préfecture. « Le contrôle de légalité n’a ainsi pas donné suite à sa lettre d’observation après la réponse de la région », se félicite la collectivité dans sa réponse. Comprendre : le préfet n’a pas saisi le tribunal administratif pour casser le contrat.
Pierre-Louis Cros, désormais membre du cabinet de la ministre déléguée Brigitte Klinkert après s’être présenté sous les couleurs de LREM aux municipales à Marseille, faisait aussi partie des conseillers du président de région. Le jeune homme de 27 ans, quatre de moins que Mandy Graillon, est passé en deux ans de 2 500 nets pour un mi-temps à 5 500 euros nets à temps plein. « Aucun critère légal de statut, de diplôme, d’âge ou de qualifications professionnelles, n’existe à ce jour pour les membres du cabinet d’un exécutif territorial, s’est défendue la région. Par ailleurs, les recrutements et les évolutions salariales ont été effectués dans le cadre d’un juste respect de [la loi] et en toute transparence. »
Enfin, le directeur de cabinet lui-même, Jean-Philippe Ansaldi, est mis sur le gril par les magistrats financiers. Ce n’est pas la rémunération de ce collaborateur expérimenté qui est mise en cause, mais l’embauche de son fils comme community manager de la collectivité. « La déclaration d’emploi a été faite le 30 janvier 2018 avec une publicité faite début février soit postérieurement à la prise d’effet du contrat [le 1er février] », note la chambre. Ainsi, le jeune homme, diplômé en communication, aurait été seul au courant de l’existence d’un tel poste alors que la règle dans la fonction publique veut qu’on le fasse savoir. Ce CDD de six mois débouche sur un autre de trois ans, avec cette fois, une procédure formelle. Mais, entre-temps, le fils du directeur de cabinet partait incontestablement avec un coup d’avance. Son contrat arrivera à échéance à l’été 2021. À cette date, nul ne sait si ses bonnes fées seront encore aux affaires.
Jean-Marie Leforestier