*SUSPENDU* Abraham Poincheval – Ruche – Hive au Centre de la Vieille Charité
Ruche Hour
Alors que d’autres se ferment hermétiquement à 21 heures pétantes, Abraham Poincheval nous a ouvert sa porte le temps d’une conversation. Un moment de partage empreint de bienveillance, pendant lequel l’artiste est revenu sur son travail et notamment l’exposition Ruche – Hive actuellement présentée à la Vieille Charité.
Le moins que l’on puisse dire à propos d’Abraham, c’est qu’il a fait couler beaucoup d’encre (de qualité variable), à un point tel qu’il s’agit désormais d’un exercice de style avec son lot de codes et de passages obligés. L’un d’entre eux consiste à dresser le palmarès du performeur, censé donner aux lecteurs l’image d’un personnage radicalement singulier aux pratiques protéiformes et résolument originales. Nous entendons déjà hurler les amateurs d’art… Abraham, lui, ne hurle pas, ce n’est visiblement pas dans sa nature ; mais il reconnaît volontiers que cette petite manie journalistique donne une image pour le moins fragmentaire de son œuvre, qu’il conçoit avant tout dans son « continuum ». Deux expositions personnelles permettent de mieux comprendre cette vision : celle qui s’est tenue au Palais de Tokyo en 2017 (1), venue confirmer la dimension internationale du travail de l’artiste, et celle qui se tient actuellement à la Vieille Charité, proposée par la plateforme Parallèle dans le cadre du programme « Les Parallèles du Sud » de Manifesta 13.
Avec toutes les contraintes qui nous sont malheureusement devenues familières, la biennale européenne itinérante de création contemporaine a tout de même de nombreux mérites. Elle propose notamment une offre culturelle extrêmement riche — on n’en attendait pas moins, mais tout de même ! — et surtout accessible : Ruche – Hive en est le parfait exemple puisque la notoriété d’Abraham Poincheval ne fait pas débat et que l’exposition est gratuite. Elle se déploie sur deux des salles du rez-de-chaussée de l’ancien hospice et rassemble de nombreuses œuvres emblématiques des différentes performances de l’artiste.
Première réticence : que va-t-on voir ? Des archives ? Une version miniature et hâtivement élaborée de l’exposition parisienne ? Nous avons fait part de ce sentiment à l’artiste : « La Vieille Charité n’est pas un lieu simple pour moi. Le lieu de l’exposition a changé à de nombreuses reprises, les dates aussi, en raison de la crise sanitaire. » Lorsqu’on connaît un peu son travail, l’explication tient la route : le lieu se prête mal à l’action directe de l’artiste, qui, de toute façon, ne souhaitait pas présenter de performance à cette occasion ; malgré le vaste espace, nous parlons quand même de « Celui qui a marché sur les nuages » de la canopée gabonaise ! L’esprit curieux d’une œuvre aventurière perd un peu de son éclat entre quatre murs épais, si beaux soient-ils… Du coup, c’est un ensemble a priori hétéroclite de maquettes et de traces des performances antérieures, mais aussi tout le travail préparatoire de la prochaine, Vivre dans une ruche, que nous découvrons. Sommes-nous en train de vivre le cliché du palmarès évoqué plus haut ?
Ce qui frappe le visiteur ensuite, ce sont ces tableaux noirs présentant les « études préparatoires » des performances les plus célèbres réalisées par l’artiste (2)). Plus proches du stéréotype de l’œuvre muséale, elles permettent au visiteur de percevoir un premier « liant » dans cette exposition. Mais que l’on s’intéresse aux cartels et les réticences premières se transforment en franche déception : ces tableaux noirs ont été réalisés en 2020, soit à l’occasion de l’exposition ! Et l’on prétend nous montrer des « études » ? Remboursez ! Ah, non… « Tous les tableaux ont été réalisés pour l’exposition parce qu’il s’agit d’études finales, qui viennent conclure les différentes œuvres et s’intégrer à un ensemble. Ce qui m’intéressait dans le choix du tableau noir, c’était tout ce travail sur la structure rotative qui permet le dialogue entre la représentation en 2D et la représentation en 3D. »
Nous y sommes enfin ! Les œuvres d’art d’Abraham ne sont pas monoblocs, mais des ensembles presque organiques qui évoluent, se complètent et s’interrogent : « Mes œuvres n’ont pas réellement de commencement, ni même de fin. Si les performances sont comme les épicentres d’une œuvre, il s’agit davantage de pierres jetées à l’eau et dont l’onde se propage. » C’est dans cet esprit, selon nous, qu’il faut aborder l’exposition Ruche – Hive et apprivoiser la sculpture-ruche géante d’Olivier Raud, La Chambre des Abeilles, futur séjour d’Abraham au milieu du peuple butineur (3). L’artiste se plait à interroger sans cesse les paradoxes, à se glisser dans les marges étroites du possible — souvent évoquées par la fiction — pour les habiter, les faire bouger, les rendre sensibles aux autres.
Mais alors, quid de notre jugement critique ? S’il faut s’entretenir avec l’artiste pour avoir le « mode d’emploi », n’est-il pas pris en otage de ce jugement ? Pour être tout à fait clairs : la médiation qui structure l’exposition s’av ère peut-être trop légère pour le grand public. Mais il ne faut pas oublier que l’un des traits caractéristiques du travail de l’artiste est justement ce dialogue permanent avec le public : « Je vis à mon époque et je réfléchis avec ses outils. Mon travail s’inscrit dans le monde et ce qui me plait avant tout, c’est de créer un espace public en dehors de l’espace physique. D’ailleurs, quand une personne n’a pas aimé l’une de mes œuvres, je me dis qu’au moins elle aura pu profiter de cet espace public pour s’exprimer. » Abraham insiste également sur sa reconnaissance envers les médias qui, selon lui, aident l’artiste à se réaliser. C’est bien la diversité de leurs points de vue et de ceux du public qui construisent l’image la plus convaincante — peut-être instable, mais encore faut-il l’accepter — de son œuvre.
Dans son intervention lors du conseil municipal du 27 juillet dernier, Stéphane Ravier (RN) instrumentalisait un rapport sur l’exposition d’Abraham Poincheval pour « taquiner » la nouvelle Maire de Marseille. Nous vous faisons grâce du propos prétendument humoristique à la subtilité douteuse — si ce n’est de ce passage d’un bon sens surprenant, dans lequel il affirme « ne pas juger la créativité de l’artiste » — pour nous concentrer sur son intérêt, malheureusement involontaire. Il pose la question de l’engagement de l’artiste, concept aujourd’hui galvaudé, maladroit, mais plus que jamais nécessaire. Voici ce qu’Abraham répond : « Si l’art n’est fait que pour défendre une idée, ce n’est plus de l’art. » Verbaliser une quelconque orientation idéologique de l’art, c’est méconnaître sa nature, profondément politique, au sens noble du terme.
Antoine Nicoud-Morabito
Abraham Poincheval – Ruche – Hive : jusqu’au 29/11 au Centre de la Vieille Charité (2e).
Rens. : www.plateformeparallele.com / https://manifesta13.org
Notes
- On peut s’en faire une idée en consultant le catalogue de l’exposition, Abraham Poincheval, collection Palais de Tokyo, éditions Les Presses du réel, 2017.[↩]
- Pierre (2017), Le Chevalier errant (2018), Ours (2014), Œuf (2017), Bouteille (2015-2017[↩]
- Projet de performance en partenariat avec Catherine Flurin, pionnière de l’Apiculture Douce©[↩]