Pantais Clus de Rodín Kaufmann
Enfant sauvage
Entre tristesse urbaine et mythologie occitane, le chanteur-poète Rodín Kaufmann dévoile un clip somptueux pour annoncer la sortie de son disque solo début 2021. Décryptage.
À Marseille, on connaît d’abord Rodín en tant que membre du groupe polyphonique Lo Còr de la Plana. Pourtant, depuis quelques années, il mène aussi sa barque autour de plusieurs structures qu’il a lui-même montées. Un label d’abord, Pantais Recòrds, puis une « fabrica de moments poetics », avec la compagnie Neblum. Autour, une myriade de collaborations qui font la part belle à toutes les hybridations possibles entre trap-rap, chants populaires et laboratoires numériques.
Dans le clip Leis Alas dau temps (« Les Ailes du temps »), premier single de l’album Pantais Clus (qui sortira en février prochain sur le label américain de hip-hop alternatif Fake Four) une basse de TR 808 s’enroule autour « d’une mélodie traditionnelle de chant de mariée ». On y entend, en featuring, « version chopped and screwed de l’instrumental », la voix saisissante d’un des géants de la littérature occitane du XXe siècle : le languedocien Max Rouquette (notamment connu pour son chef d’œuvre Verd Paradís). Le caractère sauvage de ce dernier semble mis à profit dans le clip.
Ne tournons pas autour du pot : Rodín chante en occitan, dans sa variante provençale ; langue autour de laquelle s’accumule beaucoup d’ignorance, et donc, beaucoup de préjugés. En gros, beaucoup y vont de leur avis, alors que peu savent de quoi il retourne. De plus, dans le milieu français de la musique, aspiré mentalement par sa capitale administrative, le terrain semble tellement compliqué lorsque l’on aborde le sujet que Rodin préfère ne plus vraiment le mettre en avant, alors qu’il est l’assise de son travail artistique.
Ainsi, il a fait le choix d’un départ. Les États-Unis, comme une grande bouffée d’air : pour sortir son disque, pour assurer sa promo, pour éviter tout préjugé quant à l’occitan. Les États-Unis aussi comme horizon conceptuel. Cette Amérique populaire où le hip-hop est d’abord un « phénomène régional » ; où chaque rappeur brandit sa spécificité, liée à son coin, son quartier, sa ville, en agitant la matière fertile des folklores locaux… Une lecture totalement inconcevable dans le rapport Paris-province.
Là où le clip tire avant tout sa singularité, c’est en faisant appel, via une esthétique du réel, au mythe universel : celui de l’Ours, comme projection de la part sauvage, du merveilleux, d’un temps ancien, et celui de l’Autre, délaissé, en soi. L’ours se tient à l’image sur ses pattes arrière, tout comme l’homme, abîmé par la vie et la ville, qui le retrouve sur les terres de son enfance. Irrésistiblement attiré, l’homme part à la rencontre de ce qui a toujours été là mais qu’il ne voyait plus. Belle métaphore de ce qu’on laisse, par la force des choses, dans l’enfance, et dont on traîne l’absence toute une vie d’adulte.
« Je me suis fait enfant, sur les vents du désert... »
Le clip est signé par le talentueux Amic Bedel, jeune cinéaste en vue dans le monde occitan et compagnon de route de Rodín. On le connaît aussi pour ses travaux sur France 3 Occitanie, et l’on ne peut que vous conseiller de jeter un œil à ses fabuleux portraits chez l’habitant ou à ses montages hybrides, via le collectif Dètz. D’ailleurs, pour le clip, ils ont réellement tourné avec l’animal, en chair et en ours. Shadow, de son petit nom : un ours star, qui a déjà tourné aux côtés d’Angelina Jolie ! C’est pourtant sans artifice qu’Amic dévoile ici ce qui s’avère être un des plus grands mythes du temps présent, en passant naturellement d’une métropole sans avenir au légendaire atemporel. Notre façon de le percevoir avec familiarité atteste bel et bien de cette présence impalpable, ou, plutôt, de cette absence, ici brillamment convoquée.
Jordan Saïsset
L’album Pantais Clus paraîtra en février 2021 sur le label Fake Four.
Pour en (sa)voir plus : https://fakefourinc.com
https://shop.pantaisrecords.com
https://neblum.art