Festival d’Avignon 2021
Sur le pont
La soixante-quinzième édition du Festival d’Avignon n’est plus qu’à quelques jours de son lancement. Et parce qu’une édition de perdue est une édition qui ne se rattrape plus, il est cette année encore temps de se saisir du programme et des places disponibles pour organiser son parcours de spectateur voyageur. À l’occasion des cinquante ans de la mort de Jean Vilar, le théâtre reprend ses formes de vie avec la force, le courage et l’ambition du collectif qui le caractérise.
L’actuel directeur du Festival d’Avignon, l’acteur et metteur en scène Olivier Py, qui a vu son édition précédente balayée par la crise sanitaire, invite chacun à se projeter dans une ambition renouvelée. Tous les spectacles de feu la soixante-quatorzième édition n’ont pas pu être reprogrammés, mais davantage de places sont désormais accessibles au public, notamment dans la Cour d’honneur avec la construction d’un plateau tout nouveau, tout beau. Et c’est la belle troupe du metteur en scène Tiago Rodrigues qui l’inaugurera, autour d’Isabelle Huppert. Le récit de la fin d’un monde et le début d’un autre dans la célèbre pièce de Tchekhov, La Cerisaie, fait déjà entendre son écho. Le programme semble aussi faire plus de place aux créatrices et à la jeune génération, dans un souci de parité de plus en plus présent. Enfin, depuis le 24 juin, ce sont des jauges à 100 % de leur capacité qui s’ouvrent avec donc de nouvelles places à la vente. Et si à l’heure où vous lisez cet article et malgré la vitesse de votre réactivité, LE spectacle que vous vouliez voir affiche complet, ne craignez pas de faire une recherche par l’onglet « places disponibles » sur le site du festival.
Parce que « la vérité d’une œuvre d’art spectaculaire a lieu le lendemain et le surlendemain », comme le rappelle justement Olivier Py, il faut parfois oser aller là où on n’irait pas d’emblée pour se laisser surprendre et traverser par l’inconnu. Prendre le plaisir du risque, c’est aussi ça faire l’expérience du théâtre et c’est ce que permet la diversité des pièces, films, récits, lectures et autres expositions offerts en partage dans le bouillon de culture avignonnais. Il n’y a pas seulement autant de parcours de spectateur que de spectateurs, il y a aussi plusieurs parcours possibles pour un même spectateur. Pour certains, le festival d’Avignon est l’opportunité de s’essayer à une expérience théâtrale longue durée. Et pourquoi pas dans un centre social qui serait devenu un centre de consolation face à une moitié d’humanité disparue ? Caroline Guiela Nguyen, avec Fraternité, conte fantastique, guide la visite de 3h45 en français, anglais, arabe, vietnamien, à la Fabrica. Vous en voulez plus ? Alors n’hésitez plus, préparez votre sac de survie et partez à la conquête Des territoires de Baptiste Amann au Gymnase du Lycée Mistral ! Le metteur en scène millenial né à Avignon, artiste associé au ZEF, scène nationale de Marseille, sonde les fondements d’un pavillon résidentiel de banlieue. L’expérience de la résilience s’opère ici dans l’organisation des funérailles d’une famille que l’on suit au jour le jour et qui accueille dans le même temps l’histoire de France du 18e au 20 e siècle. De la Révolution française à la révolution algérienne, en passant par la Commune, les fantômes du passé (Condorcet, Louise Michel, Gustave Courbet…) s’entremêlent aux personnages du présent.
Se confronter à une œuvre, c’est se relier à elle, et par elle c’est se relier à l’autre. Engagée à donner la parole aux invisibles depuis ses débuts, Eva Doumbia dirige son travail artistique précisément en ce sens, dans une volonté de (re)créer du lien et donc du sens. Avec sa compagnie La part du pauvre/Nana Triban fondée à Marseille, elle est à cet endroit de récits tus. Originaire du Havre, du Mali et de Côte d’Ivoire, l’autrice et metteuse en scène fera la lecture de son ouvrage Le Iench (le 17 dans la Cour du musée Calvet), dans lequel l’intégration d’une famille malienne dans un pavillon de province française se confronte à une sombre réalité. Elle qui occupe un théâtre dans la ville ouvrière d’Elbeuf en Normandie s’intéresse particulièrement aux rapports post-décolonisation. Elle travaille à faire remonter à la surface les interdépendances des uns et des autres propices à révéler le terrain fertile du métissage. Avec sa pièce Autophagies – histoires de bananes, riz, tomates, cacahuètes, palmiers. Et puis des fruits, du sucre, du chocolat, Eva Doumbia parle à la fois de l’origine des aliments et des souvenirs intimes qu’ils véhiculent. Le voyage retracé des aliments devient prétexte à une eucharistie documentaire autour d’un repas cuisiné puis partagé avec les spectateurs. Un projet mené en collaboration avec une équipe pluridisciplinaire et avec les Grandes Tables de la Friche la Belle de Mai, qui se servira chaud ou froid au complexe socio-culturel de la Barbière à Avignon, du 14 au 20 juillet.
En parallèle de cette eucharistie, Milo Rau, artiste justicier dont l’œuvre théâtrale et cinématographique est devenue incontournable tant elle est nécessaire, imagine quant à lui un nouvel Évangile pour le 21e siècle. Après son audacieux Tribunal sur le Congo, réalisé en 2017 et largement diffusé dans les festivals, il fait de Jésus et la plupart de ses apôtres des hommes noirs dans son nouveau film, The New Gospel, projeté à l’Utopia-Manutention. Dans ce documentaire couronné aux Prix du cinéma suisse cette année, Milo Rau confie à Yvan Sagnet, un ancien ouvrier agricole et militant camerounais, le rôle de porter haut et fort un combat pour un monde juste et solidaire avec les plus défavorisés.
À la Chapelle des Pénitents blancs, c’est Bashar Murkus, jeune auteur et metteur en scène palestinien invité pour la première fois au Festival, qui élève sa voix pour disséquer la violence du crime organisé contre l’humanité. Membre fondateur puis directeur artistique depuis 2015 de l’Ensemble et du Théâtre Khashabi basé à Haïfa, il présente Le Musée, dialogue d’images et de corps, entre la vie et la mort, pour interroger le sens des responsabilités individuelles. Et leur impact sur l’avenir du collectif face à une terreur systémique.
Questionner son propre positionnement à l’intérieur d’états d’urgence généralisés dont il faut peut-être, dans une logique usuelle inversée, observer les effets pour mieux en saisir les causes. Oser penser la complexité du monde à la manière d’Edgar Morin, centenaire cette année, qui propose de Se souvenir de l’avenir. À la veille de la Fête nationale, une rencontre exceptionnelle s’annonce autour du penseur dans la Cour d’Honneur, avec Christiane Taubira et Judith Chemla (autrice, actrice musicienne et chanteuse).
Et parce que le Festival est avant tout le lieu de divines rencontres, l’Église des Célestins ouvrira également tous les jours ses portes aux concepteurs des créations du festival pour un échange libre et sans filtre avec le public. Elle abritera aussi les ateliers de la pensée organisés par Amnesty International, regroupés sous la thématique Se souvenir des combats de demain, à chaque fois en présence d’artistes du Festival. L’occasion de se donner le change sur la question notamment des libertés publiques plus que jamais mises à mal.
Une édition qui tiendra sans nulle doute ses promesses de nous faire nous rencontrer à nouveau, d’agiter les corps et les têtes pour retrouver l’énergie du combat pour l’art et pour la vie. C’est tout ce dont on a besoin après cette année d’immobilisme. Allez, haut les cœurs, amis du spectacle !
Audrey Chazelle
Festival d’Avignon : du 5 au 25/07.
Rens. : www.festival-avignon.com