Identité Remarquable | Vincent Tordjman
Touche atout
On a découvert Vincent Tordjman, talentueux inventeur multidisciplinaire, fin novembre 2020, à l’occasion de la création au Théâtre du Jeu de Paume de La Plus Précieuse des marchandises de Jean-Claude Grumberg, dans une mise en scène de Charles Tordjman. Soulevons un peu le rideau des coulisses de ce spectacle — enfin présenté au public cette semaine — en compagnie de son scénographe atypique, qui est tout sauf un fils de.
Le théâtre, Vincent Tordjman semble avoir grandi avec, sans en conscientiser sa particularité. Petit, il accompagne son père « au bureau », à savoir au Théâtre Populaire de Lorraine, dont le metteur en scène Charles Tordjman sera le codirecteur de 1973 jusqu’à ce qu’il fonde en 1991 le Centre dramatique de Thionville. Au moment même où à seize ans, son bac en poche, Vincent part en internat à Paris. Il cherche sa voie, de manière ultra active comme à son habitude : il fait Hypokhâgne et Khâgne à Henri IV, se plante au concours de Normale Sup puis — serait-ce parce qu’elle se situe juste à côté ? — il entre à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, tout en menant en parallèle une maitrise de philosophie à la Sorbonne. Dès 2007, il enseigne à son tour le design d’espace et d’objet à l’École Camondo. Bien que désormais largement reconnu en tant que scénographe et designer, il poursuit cette voie. Un choix qu’il attribue à l’habitude ou à l’inquiétude de l’avenir, mais qui colle parfaitement à sa soif de connaissances, à son désir d’expérimenter dans une mise en commun. Le petit Vincent s’ennuyant pas mal, il aimait déjà inventer ses propres jouets, bricoler, réparer des vieux trucs, ou modifier les petites figurines des jeux de rôles faits avec ses copains.
La recherche de l’innovation le fait avancer, l’apprentissage l’attire autant que l’objet fini. Une curiosité à comprendre les choses. Un côté aventurier dont son fils de treize ans, qui se projette entomologiste, semble avoir hérité.
Plus que la peur du vide, c’est celle du conformisme, de l’absence de mouvement qui le stresse. Ainsi durant ses dernières vacances soi-disant « farniente » à Niolon, il a écumé les musées, lieux du patrimoine, magasins de vinyles, fêtes indé… de la région. Voyager est une respiration qui l’a emmené notamment au Japon, où il a réalisé quelques projets après avoir fait en 2000 une résidence de plusieurs mois à laVilla Kujoyama à Kyoto.
Fruit de la passion
Si, depuis plus de quinze ans, il conçoit des scénographies, des décors de théâtre, d’opéra et d’expositions, des projets d’architecture intérieure et du mobilier dans le monde entier (notamment pour la marque française Ligne Roset), il crée aussi des musiques de spectacles et mène également une carrière de musicien sous le pseudo de Vicnet. Il a notamment monté le groupe Moishe Moishe Moishele avec deux activistes de longue date de l’underground parisien, Shoboshobo (le brillant illustrateur Mehdi Hercberg) et Olamm (Olivier Lamm, journaliste culture à Libération). Leur dernier opus, Kosher Beats Volume 1, vient de paraître sur le label anglais Acid Waxa. Leur style ? De la « acid house hassidique », qu’ils définissent comme « le lien, incongru, entre les sons de SH-101 ou de TB-303 et la tierce mineure du mode phrygien de la musique klezmer. » Mi-blague de fiesta, mi-façon décalée d’interroger leur judéité de manière détournée, c’est aussi une mise en danger volontaire afin d’ouvrir des débats. « Nous ne faisons pas de politique ; par bravade, nous répondons à ceux qui veulent nous cataloguer que nous faisons ce groupe essentiellement pour l’argent. Comme le dit Grumberg dans Pour en finir avec la question juive, il y a une pluralité de manières d’être juif. »
« Avoir une multiplicité possible de points de vue qui soit chacun intéressant sans en privilégier un. »
Cette phrase parait être son moteur de vie, de création et de pensée.
Un principe que l’on retrouve dans la mise en scène et en espace de La Plus Précieuse des marchandises qui effectue un pas de côté pour aborder la grande Histoire et la Shoah : « Il n’est pas question, ici, seulement des juifs, mais de comment la réalité peut générer des fictions. Le but n’était pas d’aller vers des résolutions philosophiques mais plutôt de promouvoir le pouvoir de l’imaginaire. »
Des scénographies qui lui ressemblent
Une mère professeur de français, un père dramaturge, Vincent Tordjman a suivi sa route, déjà imprégnée d’un héritage artistique qui influence inconsciemment ses projets. Des réalisations qui se nourrissent de ses multiples passions : projet d’intégration du son dans du mobilier, scéno aux modules architecturaux et vidéos « trafiquées vintage » parce qu’il affectionne le fait que l’on ne puisse pas dater ses espaces scéniques ou les objets qu’il crée. « La vidéo pour La Plus Précieuse des Marchandises procède d’un travail de manipulation de photographies, d’images d’archives tirées du passé. Les appareils qui ont servi à les retraiter sont multiples, à la fois des appareils d’hier détournés et réutilisés (mixers analogiques Panasonic ou Roland et logiciels comme Vdmx ou Isadora) et des logiciels actuels (synthétiseurs vidéo 3TrinsRGB…), à la fois de l’analogique et du numérique, qui donnent cette impression d’intemporalité des images. Les effets les plus souvent utilisés sont les feedbacks, sorte de Larsen du signal vidéo en boucle. »
À cela s’ajoute un travail sur les lignes, les vecteurs, « Une volonté de travailler, souvent, avec des directions obliques qui invitent à tourner autour des objets. » Toujours la fameuse diversité des points de vue.
À chaque spectacle, Vincent ne travaille pas sur une interprétation mais sur une réinterprétation du texte en regard de ce qu’il lui inspire. Ou de projections qui apparaissent en regard de ses sources artistiques, lectures, films, voyages… du moment. Il aime jouer avec l’aspect symbolique des éléments visuels, mais aussi sonores, juxtaposer des choses qui n’ont pas d’évidence à l’être.
Un portrait ne semble pas suffisant… Car cet artiste discret cache des années d’aventures dans les milieux électro. Il multiplie les œuvres artistiques : une scéno pour la pièce Arche de la chorégraphe Myriam Gourfink, une autre immersive pour l’exposition Fake News à la Fondation EDF à Paris jusqu’au 30 janvier 2022…
Et, en homme de bande, fidèle et généreux, il aime citer ses potes de créations, comme Thomas Lanza, coréalisateur de la vidéo de La Plus Précieuse des marchandises, avec qui il a monté à la Gaité lyrique, accompagné de l’artiste Sabrina Ratté et de l’acteur Assane Timbo, un étonnant spectacle jeune public : Voilé.
Son ami marseillais Patrice Curtillat, alias Poborsk, le qualifie en souriant de « touche-à-tout génial avec un côté jeune chien fou et à l’indéniable présence. » Il y a quelques temps, il s’est vu associer à un set donné à l’occasion de l’inauguration de l’École Camondo Méditerranée-architecture intérieure et Design à Toulon.
En jovial « fouineur » Vincent Tordjman imprègne son travail et toute rencontre d’une énergie communicative, chaleureuse, stimulante intellectuellement et non dépourvue de « déconnades »… Le genre de personne qui vous incite à vouloir prolonger l’instant. Et vous amène à penser, comme le décrit Jean-Claude Grumberg, que le partage est une ou sinon la plus précieuse des marchandises terrestres.
Marie Anezin
Pour en (sa)voir plus : http://www.vincenttordjman.com/
La Plus Précieuse des marchandises de Jean-Claude Grumberg : jusqu’au 16/09 au Théâtre du Jeu de Paume (Aix-en-Provence).
Rens. : http://lestheatres.net/
À voir prochainement :
• Le 3/12 au Théâtre La Colonne (Miramas). Rens. : www.scenesetcines.fr/les-theatres/theatre-la-colonne/
• Les 15 & 16/12 au Théâtre La Criée (30 Quai de Rive-Neuve, 7e). Rens. : https://www.theatre-lacriee.com/