Place du Peuple et À propos de Marseille
Marche ou rêve
Deux livres parus récemment nous proposent un regard sur la cité phocéenne, ses espaces, ses habitants, ses mutations : Place du Peuple de Michel Samson et À propos de Marseille de Déborah Legivre. Deux regards sur Marseille, l’un à l’agachon, l’autre en marchant.
Place du Peuple de Michel Samson
Paru chez l’éditeur marseillais David Gaussen, l’ouvrage entreprend de nous raconter la place Pierre Roux, dans le 5e arrondissement de Marseille, quartier Menpenti.
Le journaliste, auteur de plusieurs livres et films sur la ville, s’intéresse ici à un lieu qu’il connaît bien pour habiter à proximité, y avoir ses habitudes, croiser souvent nombre de ses habitants.
Rien n’échappe à son regard sur cette place : une boulangerie, le Foyer du peuple, une épicerie polonaise, un bar restaurant, une salle de yoga, un mécanicien moto, un centre bouddhiste, une école de musique, un luthier réparateur de pianos, une société de nettoyage, un artisan en vitraux, un pizzaïolo, quatre platanes, huit micocouliers, trente-sept voitures, une sanisette.
Ce tableau n’est pas figé, il s’anime avec des personnages dont Michel Samson nous fait le portrait, avec attention et empathie, souvent même avec affection. Il y a les historiques, les nouveaux venus, les commerçants, les résidents, les passagers, les militants associatifs ou politiques.
Parmi eux, Monique est l’âme du Foyer du peuple, siège du PCF local, avec son bar, sa salle de réunion, sa terrasse… On y trouve l’Humanité et la Marseillaise, et c’est de là que s’organisent activités militantes et festives. Le 14 juillet donna lieu dans le passé à des festivités de taille, on vit même une année la place couverte de sable pour le concours de boules, et il fut encore célébré en 2021 par un aïoli réunissant cent vingt-cinq personnes et un concert du groupe Les Bebel.
Félix vient de Mayotte, il tient en famille la boulangerie-pâtisserie Les Délices de Menpenti où Michel Samson prend son pain et ses palmiers (ils sont moelleux, c’est rare…). Les autres sont tous là, l’auteur connaît bien son monde, et ses portraits s’avèrent très évocateurs.
Lieu de commerce, la place est aussi une agora, un forum, un espace politique. Dans un quartier marqué historiquement par une forte présence ouvrière, le Parti Communiste aura été la première force politique pendant longtemps. Si, comme partout, les choses ont changé, des militants communistes sont toujours présents, par exemple dans le CIQ. En fin connaisseur de la politique marseillaise, Michel Samson nous montre comment ce petit monde à forte tradition de gauche a pu coexister avec les élus de droite de la précédente mairie de secteur. Une autre Monique, ancienne adjointe de Bruno Gilles, a toujours veillé à ce que ce lieu ne soit pas oublié par les édiles. On saisit alors bien la vertu de cet espace public partagé, qui fait qu’au-delà des différences et des oppositions politiques, on peut vivre en commun, sur cette place du peuple.
L’auteur décrit aussi en détail l’installation de la sanisette controversée, et un véritable morceau de bravoure nous fait vivre le ballet aérien des élagueurs acrobates procédant à la taille des quatre platanes ; ce serait même cet épisode qui l’aurait incité à entreprendre ce livre !
En complément de son observation participante, faite d’une fréquentation assidue de la place, Michel Samson s’efforce d’avoir recours à des données objectives. Il consulte le cadastre qui permet de savoir que la place mesure 1970 m2, qu’elle est divisée en dix-sept parcelles de propriété foncière. L’INSEE se révèle d’un faible recours car son découpage statistique est trop large. Les listes électorales du bureau 554 révèlent que trente-neuf inscrits sont domiciliés sur la place.
Pour aller plus avant, l’auteur recourt à des méthodes quelque peu empiriques afin de quantifier la population résidente : en comptant les sonnettes ! Il y en a quarante-sept sur la place, et en regardant la nuit les fenêtres éclairées, il estime que trente-neuf appartements sont habités, ce qui permettrait d’évaluer la population résidente à une cinquantaine de personnes. Le terrain, il n’y a que cela de vrai…
Ce livre grand format ajoute avec bonheur au texte une quarantaine de photographies en noir et blanc de Pierre Ciot, connu pour ses portraits plusieurs fois exposés à Marseille.
Agréable à lire et à regarder, l’ouvrage nous immerge dans un microcosme marseillais, petit morceau de cité où toute la ville est contenue.
C’est aussi l’occasion de signaler le travail des éditions Gaussen, créées à Marseille en 2008, au riche catalogue orienté vers l’histoire, locale, régionale, mais aussi vers d’autres mondes, comme l’Afrique.
À propos de Marseille de Déborah Legivre
Graphiste, photographe, vidéaste, venue de la scène alternative genevoise, Déborah Legivre a vécu à Marseille pendant trois ans. Elle s’est livrée en 2019 à une exploration méthodique de la ville. Si Michel Samson se tient plutôt à l’agachon sur la Place du Peuple, Déborah Legivre choisit la déambulation, le cheminement, l’exploration, se rangeant par là dans ce qui est quasiment devenu un genre littéraire.
« Je l’ai conçu comme une promenade à travers la ville, qui traduit plusieurs ambiances. C’est un carnet de bord critique et poétique, retraçant mon parcours dans la ville, avec un regard sur le présent. »
Le récit s’ouvre le 25 juillet 2019 pour se clore le 10 décembre de la même année.
Le texte se situe sur plusieurs registres. Il y a la description détaillée des espaces parcourus, complétée souvent par des mises en perspective historiques. Il y a le récit du vécu et des activités de l’auteure durant son séjour marseillais. Et il y a un discours critique sur les mécanismes de société qui produisent inégalités, fragmentation urbaine, déculturation. Ces divers fils s’entrecroisent pour tisser un ensemble à la fois distancié dans l’observation et très engagé dans la réflexion.
Le récit part de son quartier de résidence, la Belle de Mai, pour cheminer ensuite dans le centre puis vers les quartiers Nord, négligeant quelque peu le Sud mais allant jusqu’à La Ciotat et Cassis, jugée « lisse comme une photo de magazine retouchée, et ennuyeuse comme une carte postale. »
Certains endroits ont été fréquentés dans la durée, lors de la pratique d’une activité. C’est le cas vers Plombières, où l’auteure, ayant jardiné à Gibraltar, a pu apprécier le contact avec la terre et le végétal dans un espace dominé par la voiture. C’est aussi le cas au Polygone Étoilé, où elle fut projectionniste, métier qu’elle pratiqua aussi au Mucem, le musée et son organisation faisant l’objet d’une description critique.
L’accent est mis à plusieurs reprises sur la perte de l’histoire et des mémoires populaires dans la ville. Ainsi s’interroge-t-elle dans la galerie marchande des Docks, qu’elle perçoit comme « un affront au quotidien des milliers de manutentionnaires travaillant jour et nuit (…) sous ces mêmes hauts plafonds d’entrepôts pendant plus d’un siècle. »
L’attention est aussi portée aux évènements qui ont occupé l’espace de la ville durant cette année 2019. La bataille de La Plaine fait l’objet d’un long passage où sont racontés ses hauts faits. Le drame de la rue d’Aubagne le 5 novembre 2018 est également évoqué, tout comme les Gilets jaunes.
Révoltée par le chaos urbain, Déborah Legivre réserve un sort particulier au tourisme, responsable de bien des méfaits. Elle se montre caustique pour ses pratiquants, tout en s’interrogeant sur sa propre conception du voyage.
L’écriture se révèle vive, précise, souvent critique, ponctuée parfois d’énumérations à la Perec, comme la liste des variétés de plantes sur le marché aux fleurs, une autre répertoriant les produits visibles à Noailles., ou encore l’énumération des composants d’un projecteur de cinéma.
Déborah Legivre finit par quitter Marseille, cette ville « belle et impossible ».
Gabriel
Dans les bacs :
Place du Peuple de Michel Samson (Éditions Gaussen, 2022, 15 €)
À propos de Marseille de Déborah Legrivre (Éditions Brainbox, 2022, 12 €)