Romans photos

Dans un petit coin de la grande et lumineuse librairie, Sarah s’installe sur une drôle de chaise colorée. Avec son mari Lewis, ils ont investi ce local de la rue du Chevalier Roze à quelques pas du Vieux Port en juin dernier, et l’ont baptisé Ensemble. Après plusieurs années à Londres où ils ont créé leur maison d’édition Loose Joints, le couple a mis les voiles à Marseille pour offrir aux passants et habitants du quartier un nouveau lieu de rencontre autour de la photographie contemporaine.

L’espace s’organise à première vue comme une librairie. « Selon nous, encore trop de lieux autour de l’art sont prétentieux. L’idée de prolonger notre maison d’édition en un espace ouvert au public, c’est de proposer justement quelque chose d’abordable et accueillant. Notre volonté est de pouvoir montrer des discours photographiques variés et importants pour notre réflexion à tous, qui traitent de sujets aussi bien politiques qu’identitaires, sociaux, sexuels ou autres, pour initier un dialogue, avec un public qui ne soit pas nécessairement éduqué aux arts visuels. Ici, on ne trouve donc pas forcément les dernières parutions ou les grands classiques, mais plutôt des œuvres qui nous touchent et qu’on estime importantes de mettre en avant en tant qu’éditeurs. » Car si les travaux qu’ils publient sont bien entendu tous disponibles sur place, une grande sélection d’autres ouvrages se mêle aux étagères.

Sur le premier présentoir, la cité phocéenne tient une place de choix. Sarah attrape quelques-uns des livres, presque tous bleus, pour nous en raconter les inspirations. « Dans Südwall de Margret Hoppe, on retrouve un travail de documentation autour des anciens bunkers de la Seconde Guerre mondiale, très présents dans le territoire marseillais. Certains sont aux Goudes, d’autres dans le centre-ville et d’autres encore sur l’île du Frioul. En parlant des îles, un livre que je trouve superbe est Ghost Stories de Federico Clavarino. C’est l’histoire de l’arrivée du rhinocéros par un bateau espagnol, en provenance d’Inde, en guise de cadeau au pape Léon X en 1516. Les discours les plus fantasmagoriques ont circulé à propos de cet animal mythique enfermé sur l’île, dont les représentations sont au cœur de cet ouvrage allégorique. »

Aux murs, l’installation Homo Dentis de l’artiste hollandais Tommy Smith s’étale comme une grande fresque. Composée de pièces uniques en forme de dents, chacune renferme des photos créant ainsi des objets innovants et surréalistes spécialement pensés pour la librairie. « Toutes les cinq semaines, nous exposons un artiste choisi. Nous aimons les formats classiques comme immersifs, de toutes sortes confondues. » Dans quelques semaines, une nouvelle exposition prendra place ici, pour l’occasion très spéciale des Rencontres de la Photographie d’Arles. « Deux de nos projets d’édition ont été sélectionnés pour le prix découverte ! Nous avons l’honneur d’être exposés à Arles dans l’Église des Frères Prêcheurs, et avons pensé monter un format miroir ici en même temps. Le travail que nous présentons est celui de l’artiste américain Daniel Jack Lyons, dont le projet Like A River retrace le passage de l’adolescence à l’âge adulte pour les communautés LGBTQI+ de tribus amérindiennes d’Amazonie, au Brésil. »

De l’autre côté de la librairie s’organise un mur de tirages issus des travaux publiés par la maison d’édition. « Les tirages ainsi que les petits objets disséminés par-ci par-là sont aussi à vendre. Les artistes designers avec lesquels nous collaborons ont tous une recherche commune : la réutilisation de produits délaissés. Ces chaises par exemple, élaborées par Dirk Van Der Kooij, sont en réalité d’anciens réfrigérateurs ; quant à cette table qui scintille, elle est faite à partir de disques broyés. Sur ces assiettes un peu kitsch, Thomas et Marion Mailaender ont imprimé des images extraites de vieilles revues. » Des objets originaux pour accompagner les témoignages photographiques forts de cette collection de volumes choisis par le couple et leur équipe.

Car le nom de la librairie en dit long sur leur manière d’envisager cette aventure d’éditeurs-libraires. « Pour la partie édition depuis toujours, on travaille main dans la main avec les artistes. Un projet peut nous être présenté sans qu’il n’ait encore de forme, d’autres photographes nous approchent avec une idée plus concrète, parfois même il n’y a que de la direction artistique à mettre en place. Quoi qu’il en soit, nous accompagnons ces travaux de A à Z, parfois pendant plusieurs années. Pour réaliser Périphérique de Mohamed Bourouissa, il nous a fallu plonger dans pas moins de 5 000 images d’archives et sélectionner, digitaliser puis scanner celles qui sauraient le mieux raconter ces banlieues françaises qui subissent encore trop des problèmes de ségrégation et racisme, via une analyse anthropologique de nos sociétés. » En partageant la vision de ceux qu’ils publient avec le monde, Sarah et Lewis contribuent ainsi au cycle de vie d’ouvrages nécessaires. « Un livre voyage, est perdu, volé, retrouvé, échangé, raconté… Notre intérêt principal, c’est de savoir qu’il va tomber entre les mains de quelqu’un qui sera touché et ému par son contenu. L’avantage à Marseille, c’est que les gens sont un peu commères ! Beaucoup de curieux du quartier viennent d’eux-mêmes, toutes générations confondues, et c’est sincèrement un plaisir de savoir qu’ils apprécient comme nous ces moments d’échanges ! »

Hermine Roquet Montégon

Librairie Ensemble : 7 rue du Chevalier Roze, 2^e.

Rens. : 04 91 93 75 95 / https://fr.ensemble.biz