Festival de Marseille
L’entretien
Marie Didier
Ancienne directrice de la Rose des Vents – scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq, Marie Didier a succédé en janvier dernier à Jan Goossens à la tête du Festival de Marseille. Entretien avec une curatrice engagée, qui entend poursuivre les mutations impulsées par son prédécesseur, et réaffirmer « des valeurs d’ouverture au monde et à la cité, d’altérité et de liberté artistique. »
Connaissiez-vous Marseille avant d’arriver ici ?
J’ai fait mes études à Marseille il y a un moment déjà, je venais du centre de la France. J’en suis partie, avant de revenir quelques années plus tard, puisque j’étais, à l’époque, en charge du développement et de l’administration de la compagnie l’Entreprise, dirigée par François Cervantes, dont j’ai accompagné l’installation à Marseille.
Après, j’ai eu d’autres horizons professionnels qui m’ont une nouvelle fois conduite hors de Marseille. J’ai fait toute une trajectoire dans la culture, le spectacle vivant, notamment dans les institutions, le réseau des scènes nationales en particulier.
C’est donc mon troisième séjour à Marseille !
La ville a beaucoup changé depuis l’installation de l’Entreprise… Comment jugez-vous son évolution ?
Les transformations physiques sont en effet assez visibles ; il y a des quartiers qui se sont métamorphosés. Après, très franchement, il y a des choses qui restent assez immuables quand même. C’est paradoxal : de grosses transformations, Marseille 2013, des bâtiments à haute portée symbolique qui ont trouvé leur place dans le paysage urbain et culturel, mais il y a aussi des choses qui n’ont pas beaucoup changé… L’ambiance, la population, la question des transports…
Les festivals qui portent le nom de la ville dans laquelle ils sont installés évoquent instantanément une discipline : Avignon c’est le théâtre, Cannes le cinéma, Aix l’art lyrique… Celui de Marseille étant plutôt pluridisciplinaire (bien que fortement axé sur la danse, comme le veulent ses origines), quel mot évoque-t-il selon vous ?
L’altérité. C’est le festival de l’altérité. Mais c’est vrai que si on parle de discipline, d’identité forte au niveau des arts, il évoque, pour moi et pour beaucoup de monde je pense, la question du mouvement, du corps, du langage du corps, de la danse pour dire les choses de manière plus classique. La dimension d’engagement physique, et de l’innovation à ce niveau-là, c’est ce qui fait l’identité du festival.
C’est ce qui en fait la particularité selon vous ?
Il y a plusieurs axes : il y a la question de l’engagement corporel, d’une certaine physicalité dans les propositions qu’on peut voir, que ce soit sur scène ou du côté du public.
Il y a aussi l’idée de circulation, à l’intérieur de la ville, dans différents lieux, fermés ou ouverts, conventionnels ou atypiques…
Et puis il y a une très forte présence d’artistes venus du monde entier : cette année, on a trois cents artistes qui viennent de dix-neuf pays différents. C’est quand même une micro société multiculturelle et internationale qui vient s’exprimer à Marseille pendant trois semaines et quatre week-ends. Des choses qui viennent de personnes différentes, de récits, de gestuelles, d’histoires, de formes différentes aussi, puisqu’on ne crée pas de la même façon qu’on habite à Rodez ou à Bangkok, sauf à défendre des formes entièrement mondialisées, ce qui n’est pas du tout le cas du festival.
Donc dans les axes, il y a aussi cette ouverture au monde et la connexion avec la ville, qui elle-même rassemble un grand nombre de personnes venues de partout. On cherche une espèce d’espace commun entre ce que Marseille est et ce que le festival est lui aussi. Un espace commun, artistique, social, entre le lointain et le local.
En parlant de lieux, le festival s’installe dans une multitude d’espaces : quel sens cela lui donne-t-il, au-delà de la circulation ?
C’est peut-être très personnel, mais je pense qu’il y a l’idée que selon l’endroit et les conditions dans lesquelles on voit les choses et on rencontre les gens, on n’en retire pas exactement les mêmes souvenirs, les mêmes sensations ; les perceptions changent, parce qu’on est des êtres de chair et de sang, de sensations. Et ce n’est pas pareil de voir les choses dans un théâtre de verdure, un parc ou une boîte noire comme un théâtre — ce qui est très chouette aussi, parce que le théâtre et la danse sont des arts de l’artifice, de la représentation, et parfois on a vraiment besoin de la science des gens de théâtre pour créer l’illusion… C’est très important de dire ça aussi…
Vous semblez tout de même vouloir d’avantage aller dans l’espace public…
Oui, tout à fait ! Parce qu’on est à Marseille, une ville où les gens vivent dehors. Je viens de passer trois ans dans le Nord de la France, à Lille, ce qui était vraiment génial, mais ici la vie est dehors. Et si la vie est dehors, les arts et les artistes aussi sont dehors. Donc il faut trouver des endroits qui permettent d’être dans de bonnes conditions, de l’exigence et de l’ambition. On cherche, avec toute l’équipe du festival et avec les artistes, à faire du cousu-main. Et de donner un maximum de plaisir aux artistes mais aussi aux spectateurs.
On cherche aussi à rayonner dans toute la ville, dans un rayonnement pas que géographique ou spatial, mais aussi social : les quartiers de Marseille sont très coupés socialement. Des clivages qui ne sont pas propres à Marseille d’ailleurs…
Peut-être que les contrastes sont plus marqués ici…
Je ne sais pas, peut-être, mais en région parisienne aussi, il y a des contrastes très forts… Dans la métropole lilloise, il y avait les mêmes phénomènes de constructions socio-urbanistiques…
Et politiques. C’est peut-être pour cela que ces clivages paraissent plus contrastés d’ailleurs…
Le politique, la prospective, les questions d’aménagement peuvent effectivement agir sur ces écarts… Peut-être qu’ils ont été plus creusés ici…
Nous, en tant qu’opérateurs culturels et artistiques, on ne répare pas les politiques d’urbanisme ; par contre, on a l’agilité de rayonner où l’on a envie de rayonner dans la ville. C’est vraiment une ambition pour le festival, et j’espère que ça se voit un tout petit peu. On veut aussi aller dans des endroits qui permettent aux gens de voyager dans des quartiers qu’ils ne connaissent pas et, pour ceux qui n’habitent pas trop loin, de fréquenter un concert, un spectacle, un atelier en plein air près de chez eux.
Vous semblez vous adresser en priorité à la population locale, être très ancré territorialement… Est-ce une ambition de rayonner plus fort au niveau national, voire à l’international ? Quelle est la proportion du public « extérieur » dans la fréquentation du festival ?
Avant le covid, puisque les années 20 ne sont pas significatives, il y avait 88 % du public qui venait des Bouches-du-Rhône et, forcément, en majorité de Marseille. Le public est donc majoritairement local.
Ce n’est pas vraiment une priorité de rayonner plus loin. Il y a un enjeu de fréquentation internationale mais qui se fait plus par le prisme des médias, des professionnels, des grandes institutions qui s’intéressent au projet du festival, artistique et sociétal. Mais je pense qu’il est très important que la majorité des spectateurs soient d’ici, et que cela demeure ainsi.
Ce qui est peut-être plus un horizon à atteindre, c’est d’aller vers une plus grande diversité sociale du public. Il ne s’agit donc pas tellement d’élargir l’horizon géographique du festival que d’agrandir sa base sociale, qu’il s’agisse des spectateurs ou des gens qui participent à des ateliers. Il y a plein de choses que l’on peut faire gratuitement dans le festival : un karaoké, un atelier de danse en plein air… Et les tarifs sont quand même peu élevés.
On essaie de lever toutes les barrières possibles et de cultiver la curiosité, parce qu’on reste quand même un festival d’arts, de créations contemporaines, de choses que les gens ne connaissent pas encore, ce qui demande une certaine curiosité, un certain engagement.
Justement, au-delà de votre exceptionnelle politique tarifaire (entre 5 et 10 euros par spectacle), comment susciter la curiosité du public, faire connaître le festival ?
C’est tout un système, il n’y a pas une seule porte d’entrée. Il y a donc la facilité d’accès avec les tarifs, mais aussi de faire des propositions artistiques d’aujourd’hui, qui, par leurs thématiques ou même par leurs formes, cultivent une mixité entre les cultures savantes, populaires et traditionnelles. On essaie de proposer un maximum de choses qui combinent différentes approches artistiques. Beaucoup de spectacles interrogent la place de la tradition, du folklore, des choses très ancrées et pourtant très contemporaines. On a aussi des spectacles qui sont à la fois dans la pensée et font appel aux cultures populaires.
C’est un aspect assez important de l’équation que de proposer des œuvres qui résonnent avec les préoccupations et les désirs des gens. Il ne s’agit pas forcément de donner ce que les gens attendent, mais quelque chose qui les concerne.
Il y aussi la question d’entrer en relation de manière durable, pas uniquement pendant la durée du festival. Il y a toute une équipe au festival qui travaille toute l’année en direction de la communauté éducative : on travaille avec une quarantaine de classes quand même, de l’école primaire jusqu’au lycée, avec des étudiants aussi. Et puis avec des associations qui sont dans le champ social, de l’insertion, du handicap… On essaie vraiment de se poser la question de l’accessibilité, y compris des populations qui, pour X raisons, ne se sentent pas concernées ou ont des difficultés d’accès réelles.
D’ailleurs, le festival semble très inclusif, que ce soit dans la couleur politique de sa programmation comme dans les dispositifs mis en place pour les publics empêchés…
Oui, parce que la culture, c’est pour tous ! C’est un service public, c’est payé avec… je devrais pas dire ça… mais c’est payé avec des subventions, c’est-à-dire les impôts. Une partie de la population n’a pas de difficulté financière ou logistique, a une assise éducative et culturelle qui fait que c’est assez naturel de s’intéresser à l’art, à ce qui se passe culturellement. Mais pour énormément de gens, ça ne fait pas partie des problématiques quotidiennes. Donc l’inclusivité, c’est faire le maximum pour qu’un maximum de gens se sentent concernés, touchés, et ressentent, de l’émotion mais pas que, un élan de joie, de poésie, de pensée. Penser, c’est aussi partager des préoccupations qui sont mises en scène, représentées, et pas uniquement dans la dimension littérale et triviale de la vie. On a tous besoin de poésie !
Quelles impulsions souhaitez-vous donner au festival ? Vous inscrivez-vous dans la continuité de ce qu’a fait Jan Goossens ?
Il a fait un travail très intéressant de faire bouger les paradigmes du festival sans jamais renoncer à l’excellence artistique et à l’ambition. À cet égard, je m’inscris dans une continuité de valeurs. Après, j’arrive avec un regard, une dimension curatoriale qui va changer, qui est déjà en train de changer : on n’a pas les mêmes réseaux, les mêmes affinités. Donc ça va changer uniquement au niveau des choix artistiques, parce que les valeurs, elles ont été posées par mes deux prédécesseurs, Jan Goossens mais aussi Apolline Quintrand. Elle a posé des choses très intéressantes au niveau de la danse inclusive.
Sur la question de l’inclusivité, des valeurs, du rôle social et sociétal d’un festival, je suis très contente du virage pris par mes prédécesseurs, parce que n’était pas un virage facile… Je vais essayer de conserver et d’agrandir encore ces questions de l’international, de l’altérité, des récits peu connus, qui sont souvent des récits des pays du Sud (Méditerranée, Asie, Amérique du Sud), ce qui est déjà dans l’ADN du festival.
Comment s’est construite cette édition du festival, étant donné que vous avez pris vos fonctions en janvier ? Vous y avez contribué un peu ?
Complètement même ! Même les Belges, c’est moi ! (rires)
Jan Goossens avait déjà pris des engagements avec certaines compagnies et certains artistes, pour quelques projets de production, mais j’ai construit le festival à 90 % quand même.
Quels vont être les temps forts de cette nouvelle édition ? Si on ne devait aller voir qu’un ou deux spectacles, quels seraient-ils ?
C’est compliqué… Ce qui peut être une expérience extrêmement puissante, c’est d’aller voir le spectacle de Marlene Monteiro Freitas, Mal, embriaguez divina, qui va se jouer à la Criée. Elle fait partie, comme d’autres artistes de la programmation, des artistes européens et internationaux les plus intéressants en ce moment. Elle a des choses à dire ! Ce n’est pas de l’eau tiède. Elle a un langage chorégraphique très spécial, très puissant, un langage musical explosif aussi — elle travaille beaucoup avec les percussions afro-brésiliennes. Elle a passé son enfance au Cap-Vert et s’est installée au Portugal. C’est quelqu’un qui mélange les cultures d’une manière hyper impressionnante. C’est Tchaïkovski et tout de suite après les batucadas. C’est à la fois très débridé et très rigoureux dans l’écriture. C’est une écriture un peu totale, on pourrait même parler de quelque chose d’opératique. Quand on a envie de vivre quelque chose de fort, il faut y être !
Il y a Cristiane Jatahy aussi, avec son nouveau spectacle, dont on a la chance d’avoir la première française à Marseille ! Elle s’intéresse aux mécanismes de la violence : le machisme, le racisme, les conséquences de l’esclavage sur son pays, le Brésil. Cette création parle des paysans « sans terre », qui sont quasiment des esclaves, des serfs du 21e siècle. Elle parle d’eux, de leurs luttes, avec des interprètes brésiliens et dans des formes toujours très sophistiquées. C’est ça que je trouve vraiment chouette. Ça vaut pour Marlene Monteiro Freitas : on peut avoir un propos très fort et ne pas renoncer à une certaine ambition formelle, une exigence de mise en scène.
Leur autre point commun, c’est que ce sont des femmes, mais on en parlera une autre fois si vous le voulez bien…
C’est trop vaste, comme sujet ?
Oui ! C’est mon sujet préféré, mais ça me met tellement en colère à chaque fois que j’en parle… (rires) Restons sur du positif !
Un autre « coup de cœur » peut-être ?
Radouan Mriziga ! C’est un chorégraphe et danseur belgo-marocain. Il crée Libya, une grande pièce de groupe, et une autre pièce, très récente, Akal, un solo pour Dorothée Munyaneza.
Ces deux pièces sont reliées parce qu’elles parlent des mythologies des Amazighen, un peuple autochtone de l’Afrique du Nord dont toute la science, la langue, la culture, les arts, se sont transmis oralement. Alors qu’ils ont été envahis, colonisés siècles après siècles, tout aurait pu disparaître, mais ils ont réussi à tout transmettre !
Libya est une pièce pluridisciplinaire, qui mêle chant, danse, des destins, des poèmes…
Ce côté mélange des disciplines, c’est quelque chose qui est de plus en plus porté par la nouvelle génération…
Oui, c’est d’ailleurs pour ça que la question sur les festivals qui représentent une discipline en particulier est très difficile. C’est vrai que Cannes c’est le cinéma, mais le théâtre à Avignon par exemple, c’est de moins en moins vrai : il y a de plus en plus de danse, d’arts visuels, d’arts de rue… Les choses bougent et la façon de « qualifier » les spectacles a de moins en moins de sens en fait. Même si pour le grand public, ça reste important.
Pour votre part, vous semblez plus portée sur la danse que sur le théâtre, non ?
J’aime bien le langage du corps, je trouve qu’on peut dire beaucoup de choses avec son corps. Au théâtre, je suis très sensible à la manière dont les comédiens bougent, s’expriment avec leurs corps, j’aime beaucoup la danse, les spectacles où l’engagement physique prend une part importante. C’est pour ça qu’il y a des Belges dans la programmation, car il y a ce côté très décomplexé et très présent physiquement de la scène flamande.
Quelques mots sur les artistes marseillais présents au festival ? Vous semblez leur accorder de plus en plus d’importance…
C’est l’un des enjeux du festival : être à l’écoute et donner des espaces de production, de création et de visibilité aux équipes marseillaises.
Il va y avoir une création importante d’Andrew Graham, un chorégraphe qui est aussi un pédagogue. Il vient de Mougins, où il a fait l’école de danse Rosella Hightower. Il est ensuite parti travailler avec une compagnie anglaise, Candoco, qui mélange des interprètes valides et d’autres handicapés. Il est arrivé à Marseille avec ce bagage. Avec Parade, il crée un spectacle très lointainement inspiré du Parade de Satie, Cocteau et Picasso créé il y a un siècle, et qui rassemble dix-huit interprètes danseurs, des amateurs et des professionnels, des jeunes et des vieux, des personnes handicapées et des personnes non handicapées. C’est un concept d’inclusion très large : d’ailleurs, Andrew Graham ne parle pas d’inclusion mais de mixability. C’est plus joli et ça fait sens : la mix ability, c’est la faculté à se mélanger avec nos différences. Ce qui est beaucoup plus positif. C’est une création importante, parce que symboliquement, elle se situe à un endroit très particulier, avec un artiste marseillais et des interprètes marseillais… Je pense que ça va être l’un des grands moments du festival !
Dorothée Munyaneza, qui vit à Marseille depuis plusieurs années, va présenter sa troisième grande pièce, Mailles.
On donne aussi une grande place à la compagnie Rara Woulib, qui va, pendant trois semaines, soit quasiment toute la durée du festival, installer un lieu provisoire de travail, de pensée, de recherches et d’actions dans le quartier de la Belle de Mai. Ils travaillent autour du phénomène de hacking urbain, qui consiste à réfléchir et à fabriquer des formes théâtrales dans l’espace public de manière à le « hacker » en quelque sorte. C’est très intéressant parce que c’est une espèce de permanence artistique qui surgit dans l’espace public, à certains moments et dans des espaces bien précis, mais que l’on connaîtra quasiment en temps réel (puisque le principe du hacking, c’est de ne pas prévenir justement). Ça va demander une certaine agilité. Peut-être que ça correspond à un besoin ou une envie des gens de moins programmer, anticiper… Et de se laisser surprendre sans faire de plan sur la comète trois mois avant, ce qui est bien aussi, surtout en termes de visibilité ! (rires)
Ça fait aussi partie des axes du festival que de proposer autant des grandes formes spectaculaires dans des lieux très symboliques que des projets de recherche, performatifs, inopinés.
Propos recueillis par Cynthia Cucchi
Festival de Marseille : du 16/06 au 9/07 à Marseille.
Rens. : 04 91 99 02 50 / www.festivaldemarseille.com
Le programme complet du Festival de Marseille ici