Paye ta vie d'artiste ! de Manifesto XXI

Podcast | Paye ta vie d’artiste !

Micro entre crises

 

Associée à Provence Art Contemporain, la revue Manifesto XXI donne la parole aux travailleur·se·s de l’art à travers la série de podcasts Paye ta vie d’artiste !, afin de mettre en lumière leurs conditions sociales et économiques, à mille lieues des stéréotypes auxquels on les ramène encore.

 

L’art se livre essentiellement sous sa forme sensible par le médium spectaculaire de l’œuvre. Réjouissante manifestation d’une esthétique nouvelle, d’une vision originale, d’un genre inattendu ou d’une critique radicale, l’œuvre est cette réalité artistiquement réarrangée dont l’habile tracé innerve l’ensemble de la société. Mais elle est aussi ce qui peut, à bien des égards, masquer l’ouvrage : le travail patient — et peu rémunérateur — de femmes et d’hommes qui pensent, élaborent et créent les conditions de réalisation de l’œuvre. Pour faire émerger cet invisible et donner la parole aux travailleur·se·s de l’art, la revue Manifesto XXI s’est associée à Provence Art Contemporain dans une série de podcasts intitulée Paye ta vie d’artiste !. Portée par les voix des deux journalistes, Sarah Diep et Soizic Pineau, cette enquête audio mène une réflexion à l’intersection de l’art et du travail.

Il paraît que l’art est un secteur très compétitif, qu’il pèse autant que l’agroalimentaire et plus que l’industrie automobile. Il paraît même qu’en 2018, la valeur ajoutée des industries culturelles s’élevait à 47 milliards d’euros, soit 2,3 % du PIB ! Dans un épisode pilote de Paye ta vie d’artiste !, l’intervenante Diane Guyot, artiste et présidente de Provence Art Contemporain, s’interroge à voix haute : « Mais où est passé l’argent ? » Car en 2017, plus de la moitié des inscrit·e·s à la Maison des Artistes déclaraient des revenus inférieurs à 8 000 € par an. En outre, nombreux sont les travailleur·se·s de l’art qui exercent une activité complémentaire, en cumulant leurs projets artistiques avec des jobs alimentaires ou un poste d’enseignant. La crise sanitaire, et sa gestion par les pouvoirs publics pour le moins tâtonnante, n’a évidemment pas arrangé la situation. Mais, « si la pandémie a fortement impacté le milieu artistique, explique Sarah Diep, journaliste à Manifesto XXI et co-réalisatrice de Paye ta vie d’artiste !, elle a surtout enfoncé le couteau dans une plaie déjà béante. » Chercheur·se·s, commissaires d’exposition, artistes et jeunes diplômé·e·s d’école d’art se succèdent à son micro pour en témoigner. Dans le monde de l’art, les carrières sont morcelées, en dents de scie, les rémunérations très variables, parfois inexistantes (le paiement en visibilité est monnaie courante), et la concurrence est rude. Les artistes sont bien souvent contraints d’enfiler un costume d’entrepreneur multitâches pour assumer les rôles tous azimuts de comptable, communicant, gestionnaire administratif, ou encore de commercial. Faire face implique de solides compétences logistiques. Diane Guyot s’en amuse : « Entre la vision romantique de l’artiste et la réalité, c’est le grand écart : en fait on est des chefs d’entreprises ! »

En effet, la figure romantique de l’artiste-bohème a la peau dure. Depuis qu’elle est apparue au XIXe siècle, cette idée reçue se décline selon les goûts et les couleurs (politiques) : artiste-rêveur, artiste-oisif, artiste-marginal, artiste-sacré… Ces diverses images revêtent néanmoins toutes une acception commune : l’artiste ne travaille pas, il crée. Qu’il refuse d’incorporer les codes conventionnels du travail (salarié) bourgeois, ou qu’on l’en tienne à l’écart sous prétexte de préserver la pureté de sa puissance créatrice, l’artiste s’active généralement dans un espace en marge. Et même si l’exercice de son art peut se révéler être source d’épanouissement personnel et (parfois) de consécration sociale — maigre compensation, s’il en est —, son statut semble toujours (à quelques rares exceptions près) le ramener à une vie désargentée. Offrant la parole aux travailleur·se·s de l’art, Paye ta vie d’artiste ! explore ces lieux communs et leurs effets pervers. Le podcast fait notamment retentir avec force la voix d’un artiste du collectif marseillais-berlinois Yassemeqk : « Aimer son travail n’est pas une raison pour le faire gratuitement. [] L’art n’est pas un loisir ! »

Que l’art se tienne à distance de la logique mercantile, du travail aliéné et des conventions sociales, cela s’entend. Mais, et le podcast Paye ta vie d’artiste ! le rappelle très justement, il semblerait de bonne méthode que l’on s’interroge sur ce que les conditions sociales actuelles des artistes entraînent comme possibilités, impossibilités, biais et censures pour l’activité « de création ». De fait, la précarité rapproche les artistes des milieux investis par les puissances d’argent (mécénats, collectionneurs, fondations) qui les paupérisent et les exploitent. À cet égard, les grands idéaux de pureté créative et d’indépendance de l’art semblent amplement battus en brèche.

En outre, on estimait en 2016 que 17 % du temps des artistes était consacré au travail de communication et de valorisation de leurs œuvres. Or, le manque de moyens les mène bien souvent tout droit aux réseaux sociaux, gratuits et accessibles. « Instagram est la plateforme de diffusion privilégiée des artistes, explique Sarah Diep, co-réalisatrice de Paye ta vie d’artiste !, cela fonctionne par capillarité, sans intermédiaires. C’est une manière plus directe de capter l’attention du public. » La journaliste constate que l’utilisation de la plateforme s’est considérablement massifiée, sans que cette nouvelle pratique soit pour autant réellement interrogée. Dans Paye ta vie d’artiste !, Soizic Pineau et elle ont décidé de mettre les pieds dans le plat : standardisation des contenus, « gloriomètre » du like, bulle de filtres, textes calibrés, auto-promotion permanente, stress du flop… Instagram est-il vraiment au service de l’art ?

Parlant de ce qu’ils nomment « le capitalisme artiste », les sociologues Gilles Lipovetsky et Jean Serroy expliquent que « ce système incorpore de manière systématique la dimension créative et imaginaire dans les secteurs de la consommation marchande. » Sans aucun doute, la précarité des artistes les livre aux institutions capitalistes (nul ne peut se passer de résidences, de bourses, d’espaces de diffusions, etc.). Néanmoins, il se pourrait qu’une réflexion sur l’activité artistique soit en mesure d’opérer une bascule. C’est du moins ce que pense Barthélémy Bette, sociologue de l’art, et intervenant dans Paye ta vie d’artiste !. Difficilement quantifiable en « valeur économique », le travail de l’artiste n’en doit pas moins lui permettre de vivre dignement. Or, fait remarquer Barthélémy Bette, nombre d’activités se situent elles aussi dans cette zone grise : non rémunérées ou mal-rémunérées, et méritant pourtant d’être rémunérées. Il s’agirait donc, selon lui, d’attacher un droit à la rémunération, non plus au poste de travail, mais à la personne. Cette piste de réflexion, se situant dans la lignée du sociologue et économiste Bernard Friot — qui plaide depuis longtemps pour l’instauration d’un salaire à vie —, est explorée par le collectif d’artistes-auteur·es La Buse. Une idée qui fait de plus en plus son chemin dans les lieux de résistance, les réseaux d’entraides et les espaces alternatifs, que le podcast Paye ta vie d’artiste ! contribue à mettre en lumière.

 

Gaëlle Desnos

Rens. : manifesto-21.com/paye-ta-vie-dartiste-1-boheme/