Chronique | Habités Séverine Mathieu
Folie curieuse
Dans Habités, la caméra de Séverine Mathieu explore la folie en son domaine. La narration du film lui appartient tout autant qu’aux quatre protagonistes : Wilfreed, Roger, Khadidja et Nicolas. Ces derniers sont atteints de troubles psychiques. L’histoire n’en dira pas plus. Ils cheminent néanmoins tous au cœur de Marseille, dans une relative autonomie, trébuchant aussi bien sur leur propre désordre personnel que sur celui du monde.
« La folie est semblable à ces chapeaux de prestidigitateurs qui ont l’air d’être vides et d’où l’artiste extrait sans effort cent mètres de ruban, une valise, un bocal de poissons rouges, deux poules de Houdan et la tour Eiffel, grandeur naturelle ! », écrivait en son temps Albert Londres. Dans Habités, Séverine Mathieu filme l’un des protagonistes, Roger, poussant une porte étroite et noire, estampillée « entrée des artistes ». Coïncidence ou clin d’œil ? La suite de la séquence est en tout cas émouvante. L’homme se glisse timidement à l’intérieur du bâtiment. La caméra accompagne sa lente progression dans une enfilade de pièces encombrées et de couloirs mal éclairés. Quand la scène débouche enfin, Roger s’élance sur le plateau d’un grand théâtre. Il a là tout l’espace nécessaire pour dérouler quelques mètres de ruban. Et on s’imagine qu’il en a un bon paquet dans le chapeau. Pourtant, il chancèle. La salle paraît soudainement trop grande, et les centaines de sièges qui lui font face, trop vides.
Cette scène s’avère aussi marquante que troublante. D’un tragique pur. Serait-ce là une allégorie ? La société comme salle de spectacle feutrée et silencieuse. Le corps social dans toute son absence. La folie impuissante, étouffée dans l’impossibilité même de l’interaction. Les dingueries, réelles ou feintes, sanctionnées par la chape de plomb assourdissante de la société tout entière.
Car le propos du film se veut aussi politique : avant d’être malade de la tête, l’« usager de la psychiatrie » (comme on le nomme sobrement en langage médical) est malade de la société. Le fou représente cet insoluble devant lequel la société ne sait pas où se mettre. La société, quant à elle, représente cette imposture inatteignable que le fou ne cesse de faire exploser. Il n’en faut pas davantage pour boucler la boucle. Alors que les individus “normaux” évacuent leurs angoisses dans le jeu social, les fous le débordent par toutes ses failles. De là, la volonté thérapeutique, que la société délègue à l’institution psychiatrique. Or, si celle-ci se double bien souvent d’une intention coercitive, c’est que l’enfermement et l’exclusion sont spontanément admis comme le préalable du soin.
Pour son documentaire, Séverine Mathieu n’a toutefois pas choisi de filmer la maladie mentale sous cloche, coincée dans le circuit des hôpitaux psychiatriques. Un parti pris qui représente déjà, en soi, une originalité. Il permet au film de se tenir d’emblée à l’écart des représentations communes sur les troubles mentaux. Les images laissent par ailleurs volontairement le corps médical hors champ, tout comme les noms et les symptômes des maladies des quatre protagonistes. Le soin et les traitements sont avant tout l’affaire des médecins, pas celle du film.
Toute l’ambition esthétique (et politique) de la réalisatrice consiste à filmer la folie sans trop la déranger. À lui dédier un espace d’expression, de création. À lui donner de l’attention, une écoute. Pas plus. Plus, ce serait trop. Il s’agit juste de laisser Roger, Wilfreed, Nicolas et Khadidja inventer l’image et le récit qu’ils veulent — au sens figuré comme au sens propre, puisqu’ils ont contribué à écrire le documentaire durant trois ans.
Mais, si le film s’éloigne des institutions psychiatriques, il n’en montre pas moins des personnes souffrant d’isolement. Retenu dans un état intérieur — ou antérieur —, chacun des protagonistes lutte avec lui-même pour (re)trouver une place dans la société. Cette société qui n’acceptera de toute façon pas vraiment leur folie, sauf à ce qu’elle s’admette complètement comme telle. Or, Nicolas le confie à demi-mots, il est parfois sujet au déni ; tandis que Wilfreed dit connaître sa folie « sans la connaître », « parce que c’est moi, aussi ! », (s’)affirme-t-il. Dès lors, tant la folie que la reconnaissance de son existence par le patient ne peuvent évacuer le désir profond et l’élan vital de conserver sa dignité dans toute sa singularité. Et Séverine Mathieu, qui s’est tant appliquée à recueillir ces témoignages durant le tournage, nous fait finalement espérer que ses protagonistes ne la perdent pas trop, cette folie.
Gaëlle Desnos
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