Lee Shulman (Anonymous Project) absorbé par la lecture de Ventilo

L’entretien Lee Shulman / Anonymous Project

Le réalisateur et collectionneur Lee Shulman, fondateur de The Anonymous Project, était à Marseille pour l’inauguration de l’exposition À deux c’est mieux. Une exposition en extérieur sur la place Bargemon dans le cadre du festival Photo Marseille.

 

 

Vous les avez sûrement déjà remarquées quelque part, elles ont fait le tour du monde et des réseaux sociaux. Sélection de scènes de vies des années 40, 50, 60, au grain vintage si particulier, The Anonymous Project nous immerge dans la vie de ces inconnus si lointains et pourtant si proches. Leurs joies, leurs tristesses, leurs premiers pas… Ça pourrait être vos parents, vos grands-parents ou vous-même. Rencontre.

 

Comment avez-vous commencé votre collection ?

C’était en 2017. Je suis réalisateur de clips et de courts-métrages depuis dix-huit ans et un jour, mon père m’envoie les diapositives prises alors que j’étais à l’école de cinéma à Londres. J’ai toujours eu une fascination pour les diapositives, notamment parce que ce sont des pièces uniques, jamais recadrées, brutes. J’ai développé une curiosité et comme je suis collectionneur dans l’âme, je suis allé sur ebay et j’ai tapé « vintage slides ». J’ai trouvé des dizaines d’annonces, principalement des États-Unis, et j’ai acheté un lot au hasard. Elles sont arrivées dans une boîte en vrac. Je ne m’attendais pas à des images si belles, si intimes. Si bien que j’en ai acheté d’autres, puis encore… jusqu’à atteindre près de 80 000 clichés, parmi lesquels j’en utilise 25 000. J’ai commencé à les scanner, à les nettoyer et à les partager sur mon compte instagram. L’intérêt du public est venu rapidement et le New York Times a commencé à publier mes premières photos.

 

Pourquoi avoir décidé d’anonymiser les photos ?

On me demande souvent l’année ou le lieu de prise de vue, mais cela ne m’intéresse pas ; ce qui m’intéresse, c’est de questionner : qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce que tu ressens ? Les émotions sont universelles et je ne veux pas que l’on commence à classer les photos par lieux. Pour moi, l’art sert à casser les frontières…

 

Continuez-vous à collecter les clichés ?

Il m’arrive d’acheter des diapos, mais ce qui est beau maintenant que le projet est connu, c’est que l’on m’envoie des diapos. Souvent, elles sont retrouvées suite à un décès et je les reçois avec une petite lettre…

 

La période, qui semble se situer entre 1950 et 1980, est-elle un choix ?

Ce n’est pas un choix, c’est la période durant laquelle on a utilisé des diapositives. D’ailleurs, les premières images de la collection sont de 1935 pour finir à la fin des années 70 avec une majorité des années 40, 50, en provenance des États-Unis. Avec l’apparition de la télé et de la VHS, on ne faisait plus de projections diapo. Comme la technologie de Kodak est américaine, les diapositives couleurs sont très développées là-bas et ces couleurs sont étonnantes et surprenantes pour les années 40. Chez nous en Europe, elles sont arrivées bien plus tard, dans les années 50, et encore, elles se faisaient développer aux États-Unis.

 

Avez-vous remarqué des marqueurs sociologiques ?

On le retrouve au niveau des vêtements, de la présentation : les personnes sont apprêtées, avec des lunettes de style. Tu sens que le design était fait pour durer. Au travers de ces photos de familles prises dans le domaine privé, on devine une classe sociale moyenne et aisée. La photo est alors un privilège de blanc et rares sont les clichés où les personnes représentées sont en mixité. Signes d’une époque, je remarque aussi que les personnes laissent leurs déchets par terre lors de pique-nique…

 

Comment opérez-vous vos choix ?

Il n’y a pas de méthode, c’est un peu au feeling suivant l’émotion ou le narratif qui est évoqué. Maintenant que tout le monde peut prendre une photo, le choix est un moment primordial, c’est ce qu’il y a de plus important pour moi. Ce n’est pas le photographe qui donne de la valeur à l’image. Que tu sois Robert Frank ou Depardon, chaque cliché n’est pas forcément parfait. Dans ces photos d’anonymes, il y a beaucoup d’images que je considère comme étant des chefs-d’œuvre.

Je remarque également que les protagonistes savaient comment poser. Il y a une thématique avec des personnes allongées sur une pelouse : elles ont toutes les mêmes positions, notamment au niveau des jambes et pieds. Cela parce qu’à cette époque, on se stabilisait pour ne pas bouger afin que la photo ne soit pas floue. La photo que vous avez sélectionnée pour la couverture de Ventilo 470 (une femme dans l’eau qui tient son chien dans les bras, ndlr) est exceptionnelle car il y a du mouvement et à cette époque, on prenait rarement des sujets en action. On parle de « photographe amateur » mais le terme est mal choisi, il fallait avoir un certain apprentissage avant de s’en servir.

 

Des personnes se sont-elles déjà reconnues sur les photos ?

Jamais. J’aimerais que quelqu’un me contacte pour me dire qu’il a reconnu un membre de sa famille. Mais ce sont des photos qui ont plus de soixante-dix ans et les sujets ne sont plus parmi nous. C’est un confort pour moi et en même temps, c’est un peu triste de se dire qu’elles ont été oubliées. Il a été reconnu qu’en trois générations, on est complètement oublié.

 

Quels sont vos projets ?

Je suis en train de construire une nouvelle installation, qui est un décor de cinéma des années 50. C’est un projet qui s’appelle Outside in. On ne regarde l’exposition qu’à partir de l’extérieur, au travers des fenêtres…

 

Propos recueillis par Damien Bœuf

 

 

The Anonymous Project – À deux c’est mieux : jusqu’au 25/12 sur la place Bargemon (2e), dans le cadre du festival Photo Marseille.

Rens. : www.photo-marseille.com

Pour en (sa)voir plus : www.anonymous-project.com

 

 

Vue de l'exposition place Bargemon

Vue de l’exposition place Bargemon